Aucun doute là-dessus : si librairies et bibliothèques possédaient un
rayon " livres interdits ", le texte de la pièce de théâtre Le Roi en jaune y figurerait en
bonne place. Sur la même étagère, on pourrait certainement trouver deux autres classiques du
genre : Le Necronomicon, inventé par H. P. Lovecraft, et le Livre de Sable, création de Jorge
Luis Borges. Est-ce à dire que, rapprochés par leur côté maléfique, ces trois ouvrages sont
totalement comparables et que leurs différences sont négligeables ? Je ne le crois pas.
Au contraire, nous allons voir que chacun d'eux tire sa malignité d'une source spécifique, bien
différente des deux autres ; si bien que leur rencontre sur le rayon de notre bibliothèque
imaginaire apparaît presque accidentelle.
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Le Necronomicon ou les secrets dévoilés
Au sein de la bibliothèque maudite inventée par Lovecraft et ses amis, le Necronomicon occupe sans
conteste la première place. Ceci pour plusieurs raisons : non seulement Lovecraft lui-même avait
pour ce livre une tendresse particulière liée à son histoire personnelle
(1), mais de plus il faut
bien reconnaître que c'est à la fois le mieux défini et le plus suggestif de cette collection de
volumes fictifs. Le Culte des goules du comte d'Erlette n'est qu'un titre, sans contenu bien
précis ; De Vermis Mysteriis de Ludvig Prinn apparaît comme un classique grimoire de magie noire,
avec ses recueils de formules à appliquer ; le Livre d'Eibon est trop marqué par ses lointaines
origines hyperboréennes et manque en quelque sorte d'actualité ; Unaussprechliche Kulten, de
Friedrich von Junzt, lui, est trop récent, et malgré son élaboration soignée, fait plus penser à un
reportage à travers le monde, comme pourrait en faire un journaliste d'aujourd'hui. Enfin, les
titres inventés par des auteurs post-lovecraftiens (Texte de R'lyeh, Révélations de Glaaki, Cthaat
Aquadingen et autres…) ont un peu trop l'air de faire partie du prix d'entrée dont tout nouveau
contributeur au " Mythe de Cthulhu " se croit obligé de s'acquitter : inventer un dieu, une ville
et un livre.
À l'opposé, le Necronomicon a tout pour lui :
- un nom impressionnant, sinistre, et qui a d'ailleurs donné lieu à bien des interprétations contradictoires.
- une origine médiévale, donc ni trop ancienne ni trop récente
- un abord difficile, puisque les exemplaires survivants sont soit en arabe, soit en grec, soit dans un latin imprimé en caractères gothiques peu lisibles
- un auteur bien identifié : le poète dément Abdul Alhazred, dont la vie aventureuse frappe l'imagination
- un historique précis avec mention des dates et lieux de publication(2) , lui donnant un air prononcé de vraisemblance
- un contenu suffisamment varié, dont certains extraits sont connus (cités par Lovecraft ou d'autres auteurs) mais dont l'essentiel reste ouvert à l'imagination du lecteur.
Peut-être même est-il le seul véritable livre maudit, l'archétype de ce genre de volume, dont on
reconnaît l'image sous les descriptions du livre non identifié qui apparaît dans le fragment
inachevé intitulé Le Livre ou dans les sonnets des Fungi de Yuggoth.
Il est tentant d'imaginer l'œuvre d'Alhazred sur le modèle de ces encyclopédies du Moyen-Âge
prétendant offrir une description complète de l'univers connu et faisant une large place aux
superstitions populaires et aux récits fabuleux de voyageurs impressionnables. On y trouve très
certainement des illustrations diverses, quelques recettes (magiques ou pas) et - puisqu'Alhazred
est poète - de nombreux passages en vers.
Ce qui fait du Necronomicon un livre maudit, c'est son contenu. Il est dit que sa lecture
peut rendre fou ; d'ailleurs Alhazred lui-même l'était. D'où peut venir un effet aussi
dévastateur ? Il ne faut pas l'imaginer comme une sorte de malédiction frappant automatiquement le
lecteur dès que celui-ci ouvre le livre. Les dommages psychologiques ne se manifestent qu'après
une lecture approfondie. C'est la compréhension de ce que révèle Alhazred, ainsi que de ce qu'il ne
révèle pas (3), qui en est la cause. Pour l'essentiel, il s'agit de l'idée suivante :
Derrière nos perceptions quotidiennes se cachent des choses terribles et insoupçonnées. Le monde n'est pas ce qu'il semble être, tout comme la riante surface de la mer ne donne aucune idée des monstruosités qui se cachent dans ses profondeurs. Il a existé, il existe encore des entités infiniment plus vastes, plus savantes et plus puissantes que l'humanité ; s'il leur en prenait l'envie, elles pourraient nous exterminer en peu de temps. La domination de l'homme sur la Terre n'est qu'une rassurante et trompeuse apparence. Nous ne savons rien, mais c'est finalement préférable pour nous.
Mais pour que ces idées puissent réellement détruire un homme, il faut que celui-ci touche du doigt leur vérité ; par exemple, qu'il n'en prenne connaissance qu'après avoir été pris au milieu d'un faisceau de preuves qui toutes suggèrent la même interprétation. La seule lecture du Necronomicon, si celui-ci est simplement pris pour les élucubrations d'un fou, peut très bien ne produire aucun effet nocif.
On voit donc que pour Lovecraft, c'est la connaissance - et particulièrement la compréhension de cette idée lovecraftienne entre toutes, d'un univers froid et indifférent au milieu duquel l'homme n'est qu'un grain de poussière - qui peut mener un individu à la folie, en détruisant le petit univers mental, fondé sur l'anthropocentrisme, dans lequel il avait confortablement vécu jusqu'alors.
Le Livre de Sable : un fragment d'infini
Un colporteur vient frapper chez monsieur Borges et lui propose quelques livres anciens. Parmi ceux-ci, un étrange volume écrit en caractères illisibles, le livre sacré, explique-t-il, d'un lointain peuple d'Asie. On l'appelle le Livre de Sable parce que, comme le sable, il n'a pas de fin. Piqué par la curiosité, Borges accepte de céder une Bible ancienne en échange du livre, qu'il se met en devoir d'étudier. Comme il sent que cette étude l'entraîne peu à peu vers la folie, il décide de se débarrasser du volume en allant le poser sur un obscur rayon de la bibliothèque de Buenos Aires où, pense-t-il, il ne pourra jamais le retrouver.
cLe Livre de Sable fait partie d'une riche collection d'objets borgessiens tout aussi singuliers que lui : le disque d'Odin, qui ne possède qu'une face ; l'immense bibliothèque de Babel, générée par une rigoureuse combinatoire des lettres de l'alphabet ; l'aleph, ce point dans lequel est condensé l'univers tout entier… On peut y rattacher ces institutions comme le Congrès du Monde ou la secte du Phénix, qui sont si étendues qu'elles finissent par se confondre avec l'humanité entière.
Pourquoi la folie, peut-on se demander, surtout si on se souvient de ce qui vient d'être dit sur
le Necronomicon ? Car quelles que soient les révélations extraordinaires que peut contenir
le Livre de Sable, elles sont perdues pour le lecteur moyen, puisqu'exprimées dans une langue
inintelligible. La réponse est toute simple : elle ne tient pas au contenu du livre, mais à son
existence même. Le Necronomicon parle de choses qui ne devraient pas être : le Livre de
Sable va en quelque sorte plus loin, puisqu'il fait lui-même partie de ces choses. Qui peut tenir
entre ses mains un objet infini, et ne pas sentir sa raison vaciller ? C'est ce qui arrive au
narrateur dans la nouvelle de Borges. Le livre ne peut pas être infini, car aucun objet matériel
ne peut l'être. L'homme décide d'en avoir la preuve : il tente d'en trouver la première page, puis
la dernière, évidemment en vain. Il explore méthodiquement le volume et prend note de toutes les
illustrations qu'on y rencontre à intervalles réguliers. Peine perdue : lorsque l'on voit l'une
d'entre elles, on peut être certain de ne jamais la revoir une seconde fois (4).
La folie borgessienne naît de la rencontre directe avec l'impossible, et du caractère désespéré et vain de la tâche qui consiste à nier cette rencontre. Le fait qu'il s'agisse d'un livre est finalement presque accidentel : sous une autre plume que celle du vieux bibliothécaire argentin, un tout autre objet aurait aussi bien pu faire l'affaire.
Le Roi en jaune : rêve d'absinthe
Œuvre sans doute unique d'un auteur inconnu, Le Roi en jaune est une
pièce en deux actes que l'on suppose écrite vers la fin du XIXe siècle. On ignore
son origine, mais on sait qu'il a bénéficié en Europe d'une vogue aussi soudaine
que nocive, puisque sa lecture provoque la folie, parfois le suicide. Les autorités
françaises l'ont interdit et saisi, et la plupart des gouvernements ont suivi
leur exemple, mais partout il s'est trouvé des lecteurs téméraires pour braver
ces interdictions. Ce succès s'explique par la beauté du livre, décrit comme
une réussite artistique inégalée.
Quel genre de folie accompagne ce livre ? La réponse que nous donnent les nouvelles
est double. Le lecteur est d'abord frappé par une crise dépressive, avec effondrement
intellectuel et nerveux, perte du sommeil et instabilité d'humeur (" La Cour
du Dragon ", " Le Signe Jaune ", " Le Restaurateur de réputations "). Une fois
passée, la crise initiale laisse subsister une inquiétude, une nervosité tenace
ainsi que l'impression d'une fatalité dont la victime ne pourra plus se défaire.
Dans " Le Signe Jaune ", on voit même se créer une complicité entre les lecteurs,
conscients d'être prisonniers du même mal et prenant à leur déchéance un plaisir
d'esthètes pervers, tels les adeptes des stupéfiants alors en vogue (absinthe,
éther, opium). Chez Hildred Castaigne par contre (" Le Restaurateur de réputations
") la personnalité nouvelle qui se développe n'est pas dépressive mais plutôt
paranoïaque, avec des délires de grandeur et des idées de persécution ; peut-être
à cause du fait que, déjà déséquilibré mentalement, Hildred ne réagit pas de
la même manière que les autres à la lecture du Roi en jaune.
Enfin survient une crise finale au cours de laquelle le sujet est plongé dans
l'univers du Roi en jaune, soit pour y triompher (" Le Restaurateur de réputations
"), soit pour y connaître la torture et la mort (" La Cour du Dragon ", " Le
Signe Jaune "). Dans certains cas cependant, l'issue n'est pas fatale : Alec,
dans " Le Masque ", semble traverser cette crise au cours de sa maladie. Il
en réchappe, profondément marqué, mais le retour à la vie de Geneviève à la
fin de l'histoire vient augmenter ses chances de guérison.
On voit que l'angle d'attaque de Chambers n'est pas celui de Lovecraft ou de
Borges. Il ne s'en prend pas à l'intellect, mais à l'émotion et au sens esthétique.
On reconnaît une des idées maîtresses de l'esthétique décadentes, celle d'une
proche parenté entre la mort et la beauté. L'œuvre d'art, qui vise à représenter
celle-ci, est le produit d'une alchimie dont le résultat est parfois un poison
mortel. Telle est l'essence du Roi en jaune, ouvrage si parfait qu'il en détruit
la santé mentale de ses lecteurs et les ronge comme une gangrène.
Ce n'est cependant pas le seul aspect de ce livre imaginaire. Les réflexions
des personnages laissent deviner des pages dénonçant avec désinvolture et esprit,
en des mots précieux et empoisonnés, les illusions morales qui rendent la vie
vivable, un peu comme les amers traits d'esprit que savait si bien manier le
prince des décadents, Oscar Wilde. Si Le Roi en jaune est insoutenable,
c'est au même titre que ces romans de Sade dont les outrances laissent le lecteur
avec une profonde sensation de malaise ; ou, mieux encore, que ces films de
Peter Greenaway, comme Meurtres dans un jardin anglais ou The Baby
of Macon, dans lesquels la somptuosité des décors, des costumes et de la
musique ne souligne que mieux la cruauté de l'intrigue, le cynisme des personnages
et la perversité de leurs relations. Là où Lovecraft nous montre un univers
froid et indifférent envers l'homme, pour Chambers c'est l'homme lui-même qui,
sous le masque de ses sourires et de ses bonnes manières, dissimule froideur
et indifférence envers ses semblables. Tel est l'effet de la pièce maléfique.
Elle offre au lecteur la Vérité, mais celle-ci n'est qu'un Spectre inhumain
et grimaçant.
La pièce de théâtre imaginée par Chambers s'avère, en fin de compte, à la fois
proche et différente des livres maudits de Lovecraft et Borges. La proximité
vient de ce que, tout comme eux, elle contient des révélations difficilement
supportables. Celles-ci, cependant, ne portent pas sur la structure de l'univers,
ni sur l'étendue du possible : elles ne font que révéler à l'homme son vrai
visage.