Je
ne connais rien à la langue polonaise. Mais chaque fois que je passe
à Gdansk, chez notre amie Agnès Rivendal, mes pas ne peuvent éviter
de me propulser dans les échoppes des nombreux libraires qui hantent
la cité baltique. Et en ce mois de juillet 2000, à deux pas de l'hôtel
Hévélius, c'est le choc. Dans la devanture d'une librairie spécialisée
dans l'histoire trône…… un Necronomicon. L'emplette est vite réalisée,
et je décrypte immédiatement dans les remerciements une référence à
Philipowi Pissierrowi ; les odésiens reconnaîtront sans difficulté !
Par ailleurs, l'abondante iconographie atteste sans ambiguïté qu'il
s'agit là d'une adaptation polonaise de la version dite de Simon.
J'ai demandé à Agnès de nous traduire l'introduction, et je l'en remercie
chaleureusement, car je sais que son tube d'aspirine en a pris un sacré
coup. A vous de juger si ça en valait la peine. J'avouerai que je m'attendais
à pire !
INTRODUCTION
AU
NECRONOMICON POLONAIS
Agnès Rivendal pour la traduction ©
Cet
ouvrage est édité par Wydawnictwo FOX s.c., ul. Braniborska 70, 53-680
Wroclaw, pour la collection Wiedzy Tajemnej. Web :
www.fox.com.pl
PRÉFACE
N'est point mort qui peut éternellement gésir,
Au cours des temps, la Mort même peut mourir.
Abd al-Azrad, Kitab Al-Azif
Parmi les livres sacrés
de l'humanité, le Necronomicon tient une place exceptionnelle, dans
la mesure où il est difficile de distinguer, dans son discours, le bien
du mal, le sublime du monstrueux et, plus étrange encore, le vrai du
faux. La Bible, le Coran, la Kabbale, les Upanischads, voire le Livre
des Morts, suggèrent plus qu'ils n'expliquent, en projetant des faisceaux
lumineux sur les ténèbres de l'ignorance. Le Necronomicon se situe résolument
ailleurs, manipulant des idées qui, comme les 'klifot' ,
s'inscrivent du côté ténébreux de l'Arbre de la Vie.
Dès lors les rationalistes sont-ils rapidement désarmés, face à l'attrait
exercé par le côté obscur de cet ouvrage sur les audacieux qui veulent
en percer le mystère, ou sur les déséquilibrés, noyés dans un doute
qui confine parfois à la folie. Nombre sont les légendes et les rumeurs
qui tentent de retracer l'histoire de ce livre. Mais les chercheurs
sont tous d'accord sur un point, à savoir qu'il est totalement impossible
de donner à ces écrits une interprétation définitive. Le Necronomicon
offre en effet à l'imagination du lecteur un abîme insondable, hors
de portée de l'intellect humain. L'étudiant ne peut alors que capituler
et plonger dans la démence.
Aussi n'est-il pas surprenant que l'auteur mythique de ce traité, l'Arabe
Abdul Alhazred, ait eu également l'esprit dérangé ! Celui qui a révélé
l'existence de ce livre et qui l'a inscrit dans l'histoire de l'imaginaire
du XX ème siècle, Howard Philips Lovecraft (1890-1937), encore appelé
le reclus de Providence, était lui-même issu de parents déments......
On peut dire sans exagération que cet écrivain talentueux est né "un
jour où le ciel a explosé ", en une fin de siècle qui était au carrefour
des craintes et des espoirs de l'humanité. C'était l'époque où les théories
rationalistes, encore hier toutes puissantes, n'étaient plus à même
de combler le vide laissé dans l'imaginaire collectif par l'effondrement
de l'ordre technocratique. Après la chute de Dieu qui a marqué le siècle
des Lumières, et après l'échec de ceux qui avaient voulu installer sur
son trône les prêtres de la science, l'incertitude a commencé à s'infiltrer
dans les brèches de l'univers. Le doute a alors véhiculé les restes
des anciens mythes au profit d'esprits affamés de nourritures métaphysiques.
Lovecraft a consacré l'essentiel de sa brève existence à écrire des
contes très suggestifs, à la fois ténébreux et gothiques. Le contenu
de ses nouvelles était très au-delà des frontières de la littérature
d'horreur traditionnelle. Il y traitait de sujets philosophiques concernant
l'éternité de l'univers, la puissance infinie du cosmos et la fragilité
de l'existence humaine. Sous couvert de littérature populaire, il diffusait
en quelque sorte " sous le manteau " des visions fondamentales que l'on
retrouvera ultérieurement sous la plume des existentialistes. Pour lui,
les " étrangers " n'étaient pas les hommes, mais d'obscures divinités
très anciennes évoquées par le Necronomicon. Un livre qu'il qualifiera,
du reste, " d'odieux et de blasphématoire. "
L'ensemble des contes faisant appel à ces divinités est communément
appelé " Mythe de Cthulhu ", du nom de la créature la plus connue. Lovecraft
a donné beaucoup de détails sur cette mythologie, notamment dans l'une
de ses meilleures œuvres, " l'Appel de Cthulhu ". " Des temps avaient
existé ou d'autres Choses avaient régné sur le Terre et où Elles avaient
eu de grandes cités. Leurs restes [….] pouvaient encore être retrouvés
sous forme de pierres cyclopéennes dans les îles du Pacifique. Toutes
étaient mortes à des époques très lointaines, avant l'arrivée de l'homme,
mais il existait des procédés magiques qui permettaient de les faire
revivre quand les étoiles auraient retrouvé les positions qui convenaient
dans le cycle de l'éternité. Elles étaient, à vrai dire, venues elles-même
des étoiles et avaient apporté Leurs représentations avec elles sous
forme de figurines ".
Lovecraft écrit que : " Ces Grands Anciens n'étaient pas entièrement
faits de chair et de sang ; Ils avaient une forme, mais cette forme
n'était pas faite de matière" Et quant à leur retour : " Cependant,
bien qu'ils n'aient plus été en vie, Ils ne mouraient jamais vraiment.
Ils demeuraient tous dans leurs maisons de pierre de la grande cité
de R'Lyeh, préservés par les charmes du puissant Cthulhu et attendant
une résurrection glorieuse, au moment où les étoiles et la terre seraient
une fois de plus prêtes pour Eux. Alors, pourtant, il faudrait qu'une
force intervienne de l'extérieur pour libérer Leurs corps. […] Ce culte
ne disparaîtrait qu'au moment où les étoiles seraient à nouveau comme
il le fallait et que les prêtres secrets pourraient aller chercher le
Grand Cthulhu dans sa tombe pour qu'il redonne vie à Ses sujets et Se
remette à gouverner la terre. Il ne serait pas difficile de savoir quand
ce temps serait venu car, alors, l'humanité serait tout à fait semblable
aux Grands Anciens ; libre et fougueuse, au-delà du bien et du mal,
les lois et les morales rejetées, tous ses membres criant, tuant, se
divertissant joyeusement. C'est alors que les Anciens, libérés, leur
enseigneraient de nouvelles manières de crier et tuer, de se divertir
et de jouir de leur existence ; puis toute la terre s'enflammerait dans
un holocauste d'extase et de liberté. En attendant, le culte, par des
rites appropriés, devait maintenir vivant le souvenir de ces voies anciennes
et faire pressentir la prophétie qui annonçait leur Retour". Et c'est
exactement le rôle du Necronomicon, recueil de légendes et de rituels,
que de préserver la mémoire de ces divinités effrayantes.
Toutes les allusions de Lovecraft à ce livre ont bien évidemment intrigué
ses amis et ses lecteurs, sans parler des milieux occultistes. On se
demandait légitimement quelles étaient les sources de l'auteur et s'il
pouvait confirmer l'authenticité du manuscrit. Et au grand étonnement
de tous, il a à maintes reprises affirmé que l'ouvrage n'existait pas
et qu'il n'était rien d'autre que le produit de son imagination. Ceci
dit, il a collationné de nombreux éléments supposés, afin d'établir
l'histoire du Necronomicon. On les retrouve notamment dans sa lettre
à son ami écrivain, Clark Aston Smith (27 novembre 1927) : "On attribue
ce livre blasphématoire à l'un des habitants de Sunna à Yemen [….] qui
a fait de nombreux pèlerinages mystérieux dans les ruines de Babylone,
dans les catacombes de Memphis, dans des endroits fréquentés par le
diable, et dans les déserts d'Arabie méridionale, jamais foulés par
le pied de l'homme. Il disait y avoir trouvé des écrits d'origine pré-humaine,
et appris à adorer Yog-Sothoth et Cthulhu. Abdul, a la fin de sa vie,
alors qu'il était à Damas, a entrepris de rédiger un livre. Son titre
original est Al Azif. Azif est le nom que donnent les arabes au bruit
provoqué la nuit par les démons qui hurlent. Alhazred est mort - ou
il a disparu- après les événements terribles de 728. En 950, ce livre
a été traduit en grec sous le titre de Necronomicon par Theodorus Philetas
de Constantinople. Un siècle plus tard, il fut brûlé sur ordre du patriarche
Michel de Constantinople. Il fut ensuite traduit en latin en 1228, par
Olaus Wormius, puis ajouté à la liste des ouvrages mis à l'index par
le pape Grégoire IX, en 1232. On a perdu la version originale, et la
dernière copie grecque fut détruite à Salem en 1692. On en connaît aujourd'hui
que des fragments ou des copies de la version latine, sérieusement protégés
de la curiosité du public. ".
Il n'est en conséquence pas étonnant que, malgré les dénégations de
Lovecraft, beaucoup de chercheurs dans le domaine de l'insolite se soient
mis à investiguer sur le mystérieux manuscrit. Et même si Lovecraft
a avoué que le nom de l'auteur du Necronomicon, Abdul Alhazred, n'était
rien d'autre que l'une de ses inventions d'enfance, inspirée par la
lecture des "Mille et une Nuits", les passions s'exacerbèrent.
La première version "contemporaine" du Necronomicon a été publiée en
1973. Il s'agit de Al. Azif, Necronomicon, édité par. Owslwick Press
et inspiré par l'écrivain L. Sprague de Camp, auteur du reste d'une
monumentale biographie de Lovecraft. L'ouvrage se compose d'une copie
assez courte du manuscrit, introduite par une substantifique préface.
De Camp y explique comment, alors qu'il se trouvait en 1967 aux Indes
et au Moyen-Orient, il a pu mettre la main sur un étrange ouvrage écrit
dans une langue mystérieuse. On ne pouvait en effet identifier que le
seul mot "Al Azif". Ce manuscrit a vraisemblablement été écrit en langue
duriaque, celle pratiquée encore aujourd'hui par le habitants les plus
âgés du hameau kurde de Duria, au nord de l'Irak. Après étude approfondie
des copies soumises par De Camp, les experts mirent en doute l'authenticité
du manuscrit. Selon eux, De Camp aurait recopié 8 pages d'un manuscrit
syriaque, répétant nombre de fois les mots en modifiant leur terminaison
pour faire du "remplissage". Au bout de quelques années, l'auteur reconnut
la supercherie et demanda de considérer ce livre comme étant "une bonne
blague".
La version la plus connue fut éditée quatre années après celle de De
Camp et est connue sous le nom de son éditeur, Simon. Le Necronomicon
de Simon repose, pour l'essentiel, sur la mythologie sumérienne et dans
son introduction, l'éditeur établit une savante comparaison entre les
noms des divinités de Sumer et celles issues de la mythologie de Cthulhu.
Il laisse entendre qu'Abdul Alhazred, ayant découvert une forme cachée
de la sagesse lors de ses voyages - tout en "surfant entre la folie
et la raison "-, puisse être l'auteur de ce texte. Et que nous dit le
cœur de l'ouvrage ? Pour découvrir l'univers magique, il faudrait gravir
les échelons d'une "échelle de lumière". Et pour cela, il nous faudrait
traverser sept zones souterraines. La traversée nécessite des rituels
de purification, le lancement de conjurations appropriées et l'invocation
de diverses énergies secrètes. Ce livre comprend également beaucoup
d'éléments visant à rétablir la force, gouverner nombre de puissances
et d'esprits occultes. Son contenu, en fait, ressemble beaucoup à celui
des traités classiques de goétie .
Le livre regorge du reste de sceaux, symboles et signes. Par exemple,
dans la partie intitulée "Livre des 50 Noms", on retrouve maints symboles
en provenance de la Magie Secrète d'Abramelin .
Mais la démarche proposée par ce Necronomicon est en fait dégénérée
et tendancieuse, et en tout état de cause dépourvue de scrupules. Celui
qui suivra le chemin proposé est exposé à l'influence de forces qu'il
aura du mal à maîtriser, au risque permanent de perdre l'esprit.
Cette version, en définitive, n'est rien d'autre qu'une compilation
plus ou moins adroite de vieilles conjurations de Sumer et d'Akkadie,
enrichie par l'auteur de concepts occultes contemporains. Il brasse
une série d'idées qui sont en réalité plus proches des théories d'August
Derleth que de celles de Lovecraft. Et précisons encore que ce travail
eut suffisamment de succès pour que son auteur se croie obligé de le
poursuivre en publiant un complément, le Necronomicon Spellbook.
Ce livre est fondamentalement différent des autres pseudo-necronomicons.
En effet, l'imagination débordante de Simon l'a amené à réaliser " l'impossible
". Alors que ce manuscrit est traditionnellement mystérieux, incompréhensible
etc…. , Simon en a fait un manuel pratique de magie! En se transformant
en un outil précis, le Necronomicon perd tout son charme.. Et toute
son efficacité !
En 1978 apparaît un nouvel avatar du livre maudit, cette fois sous la
houlette éditoriale de Georges Hay. Il s'agit maintenant de la traduction
en anglais d'un texte rédigé en langue énochienne par le mage élisabéthéen
John Dee, le "Liber Logaeth". Le mage aurait reçu ce texte blasphématoire
lors d'une communication avec une entité appelée "l'Ange à la Fenêtre
de l'Occident". C'est à David Langford, mathématicien, que serait revenu
l'honneur de déchiffrer le manuscrit. A son grand étonnement, il aurait
remarqué que les noms des Grands Anciens étaient dissimulés, recouverts
sous des chiffres mystérieux.
Dee contesta les travaux de Langford, fort éloignés du système énochien.
Et de fait, le mathématicien montrait que le manuscrit n'était qu'une
médiocre compilation de différents grimoires, comme " Les Trois Livre
de la Philosophie Occulte " de Cornelius Agrippa, " La Goérie ", c'est
à dire le traité d'Alkindi connu aussi sous le nom de " Livre essentiel
de l'âme ". A l'évidence, nous sommes à nouveau en présence d'une mystification
!
D'autres livres
portent également le titre de Necronomicon. Mais ce ne sont des " cocktails
" de fragments tirés des livres déjà mentionnés et d'autres, issus de
la fantaisie des éditeurs. Sur la base de ces textes, et bien sûr en
se référant aux nouvelles de Lovecraft et à celles de ses proches, s'est
développé tout un courant magique gravitant autour du " Mythe de Cthulhu
". Il s'est matérialisé dans différentes sociétés secrètes, comme l'Ordre
Esotérique de Dagon ou la confraternité des oblates du monastère des
Sept Rayons de Michel Bertiaux.
Notons que ce dernier s'inspire également de divers autres courants
magiques, comme la tradition énochienne, les cultes d'obsession ou encore
le " Zos Kia Cultus " d'Austin Osman Spare.
Cela dit, il ne faut pas dénigrer l'importance de ces différents avatars
du Necronomicon, et de façon plus globale, de la mythologie de Lovecraft
dans l'évolution de la pensée ésotérique contemporaine. En effet, ce
qui au premier degré ressort de la littérature et/ou de la plaisanterie
a eu une influence déterminante sur la formation de la " magie du chaos
", une forme originale et dynamique de l'occultisme actuel. Ce courant
pragmatique de la magie a vu le jour en Angleterre à la fin des années
70, sous l'égide de l'Ordre des Initiés de Thanateros. Il marque une
rupture brutale avec l'approche traditionnelle de la magie, à savoir
l'art de fréquenter une hiérarchie de forces spirituelles (et parfois
démoniaques !) existant objectivement dans l'univers, bien que cachées
aux yeux des profanes. Pour le " Mage du Chaos ", " rien n'est véritable,
mais tout est réel ", ce qui signifie que les fameuses entités ne sont
rien d'autre que ce que nous sommes capables de produire. Ce pragmatisme
amène les adeptes à se détacher de tout le contexte des pratiques classiques.
Il s'agit d'une magie expérimentale, dans laquelle priment les résultats.
Ceux-ci sont tributaires de la force de la volonté et de la puissance
de l'imagination, et non plus du respect littéral du rituel. D'où cette
popularité du Necronomicon, vrai-faux livre qui enflamme les esprits.
Mais s'agissant d'un " Mythe réel ", on est fondé à se demander d'où
vient cet étrange besoin de croire....
Qui sait si nous ne serions pas proche de la vérité en disant que le
Necronomicon n'est rien d'autre que la version contemporaine de l'ancienne
tradition gnostique, déplorant la solitude de l'homme, le conflit entre
le bien et le mal et l'échec du mariage entre l'esprit et la matière
? La biographie de Lovecraft est en elle-même une excellente illustration
de cette philosophie.
Il est en effet très tôt orphelin de parents déments, seul avec sont
talent et une défiance maladive vis-à-vis de ses semblables. En quittant
le XIX ème siècle, l'humanité avait perdu toute trace de sa flamme divine,
et l'écrivain était terrassé par des forces incompréhensibles, des forces
qu'il considérait comme ennemies. Les explications fournies par la science
étaient du reste tellement insuffisantes que celle-ci n'hésitait pas
à plonger dans les mythologies pour tenter de donner un sens à l'existence
solitaire de l'homme. **
Comme le relate Colin Low, l'un de ces mythes raconte l'histoire des
nephilims, ces créatures angéliques qui s'étaient données pour mission
de protéger l'humanité ; ils aimèrent tellement cette dernière qu'ils
s'unirent aux filles des hommes afin de leur donner une progéniture.
Selon cette tradition, illustrée notamment par le livre d'Enoch et certains
traités cabalistiques, il résulta de ces unions la naissance de géants,
monstres hideux éternellement insatisfaits : on les appelait vent du
sud, dragon à la gueule béante, panthère voleuse d'enfants, bête sauvage,
ouragan malsain………. Ces monstres étaient particulièrement voraces et
dévoraient chaque jour des milliers de personnes ou d'animaux. Ils devirent
une injure, ce qui explique, selon la tradition juive, que Dieu occasionna
le Déluge pour nettoyer le monde.
Le symbolisme aquatique fait depuis longtemps partie de la mémoire ancestrale.
L'eau purifie en éliminant les " anges déchus ". Mais cette purification
n'est pas synonyme d'anéantissement. Les " noyés " n'ont pas disparu,
mais subsistent dans un autre plan, entités blasphématoires qui attendent
une heure nouvelle. C'est pourquoi le Necronomicon parle des Grands
Anciens " qui étaient, sont et reviendront ". Ce n'est pas un hasard
si dans les contes de Lovecraft le mal vient essentiellement de la mer.
Un mal issu du passé.
La croyance au retour des anciens est du reste inscrite dans la tradition
chrétienne. La prophétie apocalyptique parle de sept anges munis de
sept trompettes. Le son de ces instruments provoquera des événements
horribles, annonçant la fin du monde. Les épidémies qui se déclencheront
seront la manifestation de la colère de Dieu. Des événements similaires
sont décrits dans l'Edda de la tradition nordique ou dans le Livre des
Morts égyptien. A la lumière de ces prophéties, on peut considérer le
Necronomicon comme une œuvre eschatologique, dans laquelle la fin du
monde n'est pas synonyme de rédemption. En effet, la malédiction qui
transpire dans le livre repose sur une certaine forme " d'inéluctabilité
". Le Necronomicon est en quelque sorte l'histoire du retour insidieux
mais irréversible des Grands Anciens. Les visions apocalyptiques traditionnelles
laissent entrevoir, après la catastrophe, des " jours meilleurs ". Le
Necronomicon, pour sa part, est d'une fatalité toute claustrophobique.
On ne peut arrêter ces monstres, on peut seulement accélérer leur retour
!
Quelque soit sa forme éditoriale, le Necronomicon n'est rien d'autre
qu'une réflexion sur un mythe profondément ancré dans l'imagination
collective. Kenneth Grant, occultisye anglais et responsable d'une des
branches de l'Ordo Templi Orientis (nommé OTO tifonien) partage cette
thèse. Il ne croit pas en l'existence historique du manuscrit. Mais
en bon magicien pragmatique, il avoue que cela n'a aucune importance.
Réalité ou projection subjective de l'esprit, cela importe peu au regard
de la théorie magique. Déjà Aleister Crowley écrivait, dans le Liber
O vel Manus Et Sagitte : " Ce livre traite […] de beaucoup de choses
qui existent ou qui n'existent pas. Mais la notion d'existence n'a pas
de signification. Lorsque l'on fait des choses certaines, les événements
certains se produisent. Il est demandé aux néophytes de ne pas accorder
de valeur philosophique à la notion d'existence, mais de traiter ces
phénomènes comme s'ils existaient réellement ". Grant
a développé cette pensée en recherchant les fondements de l'essence
du Necronomicon ; il est arrivé à la conclusion que le livre existait,
indépendamment du fait de savoir s'il a été écrit dans le monde objectif
ou pas. Il existe indubitablement dans le monde des idées et figure
en bonne place dans les " archives akhashiques " où sont entreposées
toutes les connaissances humaines, que ce soient des faits ou des pensées.
Au total, il suffit de prononcer un mot avec la puissance nécessaire
pour que l'idée qui le sous-tend se manifeste ici-bas. Le Necronomicon,
toujours selon Grant, existe sur le plan astral, au niveau des pensées-formes.
Son contenu s'infiltre parfois de façon fragmentaire dans notre monde,
sous forme de messages déments, de pastiches ou de poèmes. Aussi
chacun est-il capable d'écrire son propre Necronomicon, pour peu qu'il
soit capable de puiser aux sources appropriées de l'Imaginaire et de
faire montre de l'ouverture d'esprit nécessaire.
La puissance redoutable du Necronomicon vient sans doute de son inaccessibilité.
Il est très difficile de trouver le texte, et si d'aventure on arrive
à mettre la main sur le manuscrit, on se heurte à une barrière difficile
à franchir. C'est celle de la compréhension ésotérique d'un texte rébarbatif.
Il faut en effet passer par des listes de noms étranges et de descriptions
bizarres pour arriver au véritable sens du livre. Les noms prêtés aux
divinités et aux dimensions, le contenu affiché des conjurations et
autre exorcismes, tout cela ne procède nullement, pour l'essentiel,
d'une quelconque réalité étymologique. La magie proposée utilise la
faculté d'étonnement ; elle cherche à surprendre l'ego, désorienté hors
de son contexte habituel et aux proie aux affres de l'Inconnu. Il faut
en quelque sorte se soumettre à un processus de transmission d'information
inaccessible dans un état de conscience normale. Tous ces noms barbares
réveillent et inspirent l'imagination, et les rituels décrits aident
le psychisme à s'élever au niveau de l'océan infini de l'inconscient.
N'oublions jamais que l'on peut se perdre facilement dans le méandre
des textes, et ne jamais retrouver le chemin de retour. Cela s'appelle
alors la folie !
Les Grands Anciens étaient, sont et seront à nouveau.
Krzysztof Azarewicz, Dariusz Misiuna
Gdansk-Warszawa-Londyn, automne 1999
NOTES
" Carapaces ". Les Gardiens des 22 tunnels de Set se situent de l'autre
côté de l'Arbre de Vie. Ce sont les équivalents négatifs des énergies
cosmiques positives contenues dans les sephiroths, c'est à dire dans les
10 sphères de l'Arbre de Vie cabalistique.
H.P. Lovecraft, L'Appel de Cthulhu, dans : Celui qui chuchotait dans les
ténèbres.
A. Derleth, D. Wandrei (rédaction), H.P. Lovecraft, Les Lettres Choisies,
vol. II, 1925- 1929, pages 201-202
voir Goecja selon Aleister Crowley, rédaction et traduction D. Misina,
maison d'édition " FOX " (en cours de preparation)
On se réfère ici aux sceaux utilisés pendant les pratiques magiques, décrites
par un cabaliste de XV siècle, Abraham de Wurzburg dans le " Le Livre
de la Magie Sacrée d'Abramelin "
voir bibliographie
voir aussi : K. Azarewicz, Le Necronomicon. Le livre de Noms Morts. Dans
La connaissance clandestine 8/9 1999, page 10
A. Crowley, " Magie en théorie et pratique ", traduction de D. Misiuna,
page 258
K. Grant, The Magical Revival, Outside the Circles of Time et ses autres
ouvrages.
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