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Cette étude m’avait été commandée par Christophe Van de Ponseele pour son fanzine Khimaira ; elle a été publiée dans le numéro 8, consacré à Poe et à Lovecraft. Merci à Christophe de nous avoir autorisé à reprendre ce travail dans le Bulletin. LOVECRAFT
ET LA CREATION D’UNIVERS Un
regard sur la mythologie lovecraftienne Philippe
Marlin ©
Tous mes contes, si hétérogènes les uns par
rapports aux autres qu’ils puissent être, se basent sur une croyance légendaire
fondamentale qui est que notre monde fut à un moment habité par
d’autres races qui, parce qu’elles pratiquaient la magie noire, furent
déchues de leurs pouvoirs et expulsées, mais vivent toujours à l’extérieur,
toujours prêtes à prendre possession de cette terre. Lovecraft[1] J’ai découvert Lovecraft quelque
part au milieu des années 60, à la lecture dans la revue Planète[2]
d’un article intitulé « Lovecraft, ce grand génie venu
d’ailleurs ». Un article signé Jacques Bergier. Et je ne m’en
suis jamais totalement remis. Peut-être parce que Lovecraft m’a
poursuivi tout au long de mon parcours, notamment par son incroyable
productivité « post mortem ». Ses fictions sont en effet régulièrement
reprises, pastichées et enrichies par une foule de disciples[3], alors que ses thématiques
fantastiques forment le cœur d’un excellent jeu de rôle, l’Appel de
Cthulhu ; le cinéma quant à lui s’empare de ses nouvelles les
plus marquantes, tandis que la musique de rock contemporaine cherche à
illustrer, parfois bruyamment, une œuvre aux sonorités étranges. Les
tenants des disciplines ésotériques, pour leur part, continuent de
plonger dans les créations du Maître de Providence, testant les rituels
esquissés au profit de cultes improbables. L’explication de cette
fantastique descendance est à vrai dire assez simple ; Lovecraft a
œuvré en véritable créateur d’Univers, donnant à sa fiction un
support mythologique à la fois particulièrement riche et suffisamment
« flou » pour qu’il puisse être réutilisé sans difficulté
par une postérité d’admirateurs. C’est à l’exploration des
diverses facettes de ce mythe[4]
que nous vous convions aujourd’hui. Un Mythe qui renouvelle totalement la Métaphysique Toutes mes histoires sont basées sur l’idée fondamentale que les
lois, les intérêts, et les émotions qui sont communs à l’humanité
n’ont aucune valeur ou signification d’un point de vue cosmique….
Pour donner l’impression d’un Ailleurs véritable, par delà
l’espace, le temps et les autres dimensions, il faut oublier que des
choses telles la vie organique, le bien ou le mal, l’amour ou la haine,
et tous les autres attributs de cette race négligeable et éphémère
qui se nomme humanité, aient une quelconque existence. Lovecraft[5] On
peut dire, sans craindre l’exagération, que, jusqu’à Lovecraft,
l’homme était au centre de l’univers ; soit parce qu’il était
le fils de Dieu, et à ce titre parcelle de la transcendance divine ;
soit parce qu’il était le seul moteur d’un univers matérialiste,
chargé de façonner la terre à son image et à son service. Même
l’existentialisme ramènera tout à l’individu. Avec Lovecraft, la
page de l’anthropocentrisme est tournée. L’homme n’est plus
qu’une poussière dans l’univers, une créature insignifiante qui
assiste, bien souvent de façon inconsciente, au jeu de forces cosmiques
qui le dépassent et ne le concernent guère. Exit la primauté de
l’individu, exit Dieu et la religion. Une belle illustration du choc
qu’entraîne cette « révision cosmique » est donnée par
Jacques Sadoul dans son roman néo-lovecraftien, Le Domaine de R. [6]
Un brave abbé, pétrît de sa bonne foi judéo-chrétienne, découvre la
nature ultime de l’univers et des forces qui le régissent. Et de
murmurer : « maintenant, je sais…. Lorsqu’il prononça
ces mots, il n’y avait plus de trace de vie dans ses yeux. Qui saura
jamais de quel séjour vinrent ses ultimes paroles ». Si
l’on cherche à synthétiser la cosmogonie lovecraftienne, et au risque
de la déformer, on peut dire qu’à l’origine des temps régnaient sur
l’univers les Grands Anciens et Ceux de la Grande Race. Le conflit qui
les opposa, et dont on trouve de larges échos dans « Les Montagnes
Hallucinées » ou « Dans l’Abîme du Temps », amena
les seconds à s’exiler et à se réfugier dans des corps d’insectes.
Ayant les mains totalement libres, les Grands Anciens se révoltèrent
alors contre leurs propres créateurs, les puissants Anciens Dieux. Ces
derniers punirent les félons et les emprisonnèrent dans divers endroits
de l’univers. Cette malédiction est matérialisée par un sceau, représentant
une étoile à cinq branches avec un œil au milieu (cf par exemple
« le Monstre sur le Seuil »). Dès lors, la thématique
principale des contes mythologiques de Lovecraft est-elle celle des
tentatives faites par les Grands Anciens pour reprendre leur domination du
monde, avec l’aide d’humains faibles et influençables. Une
Cosmogonie qui obéit à son propre Panthéon Le
Panthéon lovecraftien est d’autant plus riche qu’il a été régulièrement
complété par ses disciples et qu’il faudrait aujourd’hui
pratiquement rédiger une encyclopédie pour en faire le tour !!![7] Nous en resterons pour
notre part aux créations purement lovecraftiennes. Divinités,
monstres, extra-terrestres, les créatures que nous propose l’écrivain
de Providence sont assurément de nature trouble. Divinités, sans aucun
doute, puisqu’elles donnent à la cosmogonie une architecture
d’inspiration religieuse et suscitent de nombreux cultes. Monstruosités
à l’évidence, de par leur aspect repoussant et leur odeur putride.
Extra-terrestres peut être, en raison de leurs origines stellaires. A
noter, et cela est fort intéressant, que ces divinités, pourtant toutes
puissantes, ne sont pas totalement infaillibles. A l’instar des Dieux du
Panthéon gréco-romain, les monstres lovecraftiens ont leurs faiblesses.
Ils peuvent être chassés, emprisonnés ou mis en échec. A titre
provisoire bien sûr ! On combat les Grands Anciens, alors qu’on
croit à Dieu ou qu’on le rejette. Car nous ne sommes pas ici dans
l’univers de la croyance, mais dans celle d’une métaphysique purement
matérialiste. Les Grands Anciens sont un fait. Point. Pas plus que nous
ne sommes prisonniers du fameux couple ontologique, celui du bien et du
mal. La mécanique universelle est à l’œuvre ; c’est ainsi !
Inutile de rechercher une signification qu’elle ne possède pas. Beaucoup
de travaux ont été consacrés à l’établissement d’une sorte
d’arbre généalogique des créatures du mythe[8].
Lovecraft lui-même, dans une lettre du 27 avril 1933 à James F. Morton,
s’y est essayé. On trouve, au sommet de la pyramide, AZATHOTH, le chef
de la rébellion contre les Anciens Dieux. Exilé dans les espaces extérieurs,
il est devenu aveugle et idiot. Il est pourtant le Maître du Chaos
Originel et préside à la radicale absurdité du monde. Il est, pour le rêveur
Randolph Carter, en quête de la merveilleuse Kaddath, l’ultime péril,
dont les grognements inarticulés montent, de façon infâme, du chaos extérieur,
où nul rêve ne peut atteindre ; la plus grande abomination sans
fond des abîmes chaotiques les plus profonds où il blasphème en
bavotant, au cœur de tout[9].
NYARLATHOTEP, le Chaos Rampant, est son fidèle serviteur. Lovecraft,
dans une lettre du 14 décembre 1921 à Reinhardt Kleiner, définit ainsi
sa création : Nyarlathotep est un cauchemar……… le plus
horrible et le plus réaliste que j’ai éprouvé depuis l’âge de mes
dix ans, et mon récit fantastique n’est que le faible miroir de sa
hideur réelle et de sa lugubre impression. Il évoque bien sûr
quelque monstrueuse créature égyptienne ; il est aussi l’Homme
Noir, une des incarnations habituelles de Satan au temps de la
sorcellerie. On le retrouve dans « Celui qui hante les Ténèbres »
comme une entité ailée d’un noir de jais, disposant d’un œil énorme
pourvu de trois globes. Culte lui est rendu par l’intermédiaire du Trapézoèdre
de cristal dans une vielle église de Boston. Autre prisonnier du Chaos
Extérieur, YOG SOTHOTH est un tout en un, et un un en tout, un être
à la fois infini et limité……, l’ultime maelström sans limites qui
dépasse aussi bien les mathématiques que l’imagination[10]
Il est cité régulièrement dans maints livres maudits comme
l’inspirateur d’une puissante magie noire. Celle-ci sera particulièrement
illustrée dans « l’Affaire Charles Dexter Ward ». Une
place particulière est bien évidemment à consacrer à Cthulhu, véritable
cœur du Panthéon et inspirateur de nombreuses pièces du Mythe. Alors
que les créatures précédentes ont été rejetées dans de vagues Ténèbres
Extérieures, Cthulhu est là, sur notre terre, emprisonné au fond du
Pacifique dans la légendaire cité de R’Lyeh. RÊVE
D’ANCIEN. Il
attend dans un rêve Sans
début et sans fin, Il
attend. Pour
lui L’espace
est illusion Le
temps n’existe pas La
vie n’a pas de sens Pas
plus que l’Eternel. Il
attend. Il
est à la fois durée, Néant
et création, Matière
et impression, Tout,
rien et sans objet. Il
attend. Dans
sa prison de brumes, D’étoiles
et d’océans, Il
songe et soupire, Gémit
et se rendort. Il
attend Il
attend que son Rêve, Suffisamment
puissant, L’homme
à l’esprit vierge Et
l’incite à chercher La
formule sacrée —
L’incantation de M’Nar — Il
attend De
retrouver enfin La
puissance d’hier, Le
pouvoir de demain. Il
attend Que
l’on ose à nouveau Et
prononcer son nom Et
adorer sa Race. Il
attend.[11] On l’aura compris : Cthulhu
pénètre de ses rêves les humains les plus sensibles, des dégénérés
au sang mêlé, qui lui vouent un culte sans partage. Un culte empreint
d’incantations et de rites barbares qui risquent de déchaîner sur le
monde l’Abomination (cf « l’Appel de Cthulhu »). Cthulhu,
rappelons-le, a été le moteur d’une phénoménale descendance littéraire,
et les écrits post-lovecraftiens mettant en scène l’abominable créature
tentaculaire se comptent par centaines[12].
Un Mythe du reste tellement puissant que certains chercheurs ne désespèrent
pas de localiser un jour la mystérieuse cité-prison de R’Lyeh. C’est
ainsi que, dans le Fortean Times, John V. Sanders publiait les
informations suivantes. En juillet 1997 — et à nouveau en janvier
1998 — la Discovery Channel aux USA diffusa un documentaire sur les
fonds sous-marins, Les créatures des Abysses, qui faisait mention d’un
« mystérieux bruit » — et d’une émanation acoustique
immensément puissante venant de « quelque part dans le Pacifique
Sud, à mi-chemin environ entre la Nouvelle-Zélande et le Chili ».
Détectée par le système SOSUS de l’US Navy — un réseau d’écoute
sous-marine — le son, obsédant, parut varier en amplitude et en
modulation, la meilleure représentation de ce qui pouvait être, la
respiration ou les vocalises répétitives de quelque incommensurable créature
résidant dans une caverne.[13] CTHULHU renvoie sur DAGON, autre
divinité « marine » du Mythe illustrée par la nouvelle qui
porte son nom. Dagon, il est intéressant de le noter, n’est pas une création
due à la seule imagination lovecraftienne, mais un emprunt puisqu’il
s’agit, historiquement, d’un Dieu déjà révéré par les Phéniciens
et les Philippins. Il a inspiré une société secrète, l’ORDRE
ESOTERIQUE DE DAGON (in « le Cauchemar d’Innsmouth »). Notre promenade dans les méandres
du Panthéon ne serait pas complète sans citer URM-AT-TAVIL, le doyen des
Grands Anciens, TSATHOGGUA, le Dieu Crapaud, poilu et ventru, ou encore
SHUB-NIGGURATH, la chèvre noire des forêts dont il est dit, dans
d’odieux grimoires, qu’elle proliférera de hideuse manière sur le
monde. Un Panthéon qui tourne la tête lorsqu’on sait que Lovecraft prêtera
à ses condisciples en littérature certaines de ces divinités, utilisant
en contre-partie HASTUR créé par Chambers pour « le Roi en Jaune »
ou le TSATHOGGUA de son ami Clark Aston Smith. Pour le plaisir de
construire un cycle convaincant de folklore synthétique, tous ceux de
notre bande font fréquemment allusion aux démons favoris des autres…..
Parfois j’insère également un démon ou deux pour des clients
professionnels[14].
Ainsi notre Panthéon acquiert une publicité accrue et une pseudo-autorité
qu’il n’aurait pas gagnée sinon.[15] Une
Philosophie Occulte dotée d’une véritable littérature
La
mythologie lovecraftienne ne serait rien sans ses fameux grimoires, à la
fois ouvrages de magie et traités de métaphysique, recueils de rituels
et récits d’une terrifiante histoire pré-humaine. Le vrai se mélange
en permanence au faux dans les références proposées par l’écrivain.
Il en résulte un sentiment de trouble chez le lecteur, la pure fiction
littéraire instillant le doute et amenant le plus crédule à rechercher
dans d’improbables librairies les ouvrages inventés. A l’instar du
Panthéon, la bibliothèque lovecraftienne n’a cessé de s’enrichir
sous la plume de disciples passionnés, empilant sans vergogne de nouveaux
traités sur les volumes maudits imaginés par le Maître. A
noter qu’une très intéressante étude a été publiée sur cette
foisonnante création littéraire sous la signature de Johan C. Stanley,
« Ex Libris Miskatonici », chez Necronomicon Press. Elle prend
la forme d’un catalogue, celui de l’Université de Miskatonic. Seize
articles, plus particulièrement, font l’objet d’une recherche et
d’une enquête bibliographique continue. Pour répondre à quelques-unes
des questions les plus souvent posées à leur sujet, la Bibliothèque a
confectionné le volume qui suit, avec l’information sélectionnée, en
partie, d’après le célèbre Catalogue du Dr Llanfer, autant que par le
biais d’autres sources qui font autorité. Espérons que cela répondra
aux questions de tout un chacun et offrira des pistes pour des enquêtes
plus savantes et professionnelles. Dans sa majorité, l’information
contenue ici l’est sous forme de résumé, les données plus pointues étant
disponibles sur demande au Département idoine de la Bibliothèque. Tous
les ouvrages évoqués sont consultables pour étude sur présentation
d’accréditations en règle. La demande doit en être faite directement
à l’Administration de la Bibliothèque de l’Université.[16] Le cadre de cet article ne nous
permet que de survoler[17]
quelques volumes ; alors feuilletons LES MANUSCRITS PNAKOTIQUES,
empruntés du reste à C. A. Smith, un livre antérieur à l’époque
glaciaire et rédigés par « Ceux de la Grande race » ;
une lecture utilement complétée par LE LIVRE D’EIBON, écrit dans une
langue aujourd’hui oubliée, celle de l’antique Hyperborée. Citons également
le LIBER DAMNATUS, de source inconnue, et le terrible DE VERMIS MYSTERIIS,
attribué à Ludwig Prinn. On feuillettera le SUSSEX MANUSCRIPT,
traduction anglaise du CULTUS MALEFICARUM, un ouvrage richement enluminé,
écrit en double colonnes et en caractères gothiques. On s’arrêtera
sur le R’LYEH TEXT, composé par les émules de Cthulhu qui nous narre,
entre autres, l’édification de la cité secrète du Pacifique. On
admirera LES REVELATIONS DE GLAAKI, sorte de Bible de l’occulte en 12
tomes, et on étudiera attentivement le MANUSCRIT PONAPE, ramené à
Arkham en 1734 par un capitaine de vaisseau marchand, Abner Ezechiel Hoag.
A noter que ce Manuscrit a inspiré une sympathique mystification, celle
des TABLETTES DE XANTHU. Un vrai-faux document, soumis à la sagacité des
milieux scientifiques…. Ecrites à l’origine par le magicien Xanthu,
dans la tombe duquel elles furent trouvées, les tablettes constituent une
histoire partielle du continent (du Pacifique) perdu de Mu. Le culte des
différentes divinités de Mu y est décrit en détail, incluant Therifuge,
Karnala et Shaklatal. Certains autres passages font allusion à
l’existence d’êtres imaginaires appelés les Vhujunka, serviteurs du
panthéon des dieux de Mu.[18] On
trouvera encore LE LIVRE JAUNE, créé par Chambers, les UNAUSSPRECHLICHEN
KULTEN inventés par Robert Howard et attribués à Von Juntz ou encore
les STANCES DE DZYAN, inspirés par la DOCTRINE SECRETE de la théosophe
russe, Helena P. Blavatsky. Et puis citons enfin le CULTE DES GOULES du
Comte d’Erlette, clin d’œil de Lovecraft à son ami August Derleth.
Une foultitude d’ouvrages imaginaires donc, qui, comme nous l’avons
indiqué, se mélangent parfois à d’authentiques traités occultes pour
faire plus « sérieux ». Sont par exemple référencés le
DAEMONOLATRIA de Remigius (Lyon, 1595), le SADUCISMUS TRIUMPHATUS de
Joseph GLANVIL et le répugnant mais bien réel DE MASTICATIONE MORTUORUM
de Philipus Rohr (Leipzig, 1679). Jamais directement cité, l’occultiste
français du XIX ème siècle ELIPHAS LEVI est également très présent
dans certains écrits comme « L’Affaire Charles Dexter Ward »
où Lovecraft reprend, dans leur intégralité, certaines de ses
invocations. N’est
point mort qui peut éternellement gésir Au
cours des temps, la mort même peut mourir Le
Necronomicon Mais tout comme Cthulhu occupe une place bien particulière dans le Panthéon,
le NECRONOMICON est sans conteste le point d’orgue de la bibliothèque
lovecraftienne. Al Azif ou le Necronomicon apparaît pour la première
fois dans « la Cité sans Nom ». Attribué au poète arabe
Abdul Alhazred qui vécut au Yémen vers l’an 700 de notre ère, il se
présente comme la véritable bible du Mythe. L’auteur aurait rapporté
des ruines de Babylone, des souterrains de Memphis et du grand désert
d’Arabie d’odieux secrets concernant les Grands Anciens, et plus
particulièrement Yog –Sothoth et Cthulhu. Il aurait consigné ces révélations
dans un manuscrit, « relié en peau humaine », avant de
disparaître mystérieusement, dévoré selon la légende par les créatures
du dehors. Lovecraft, afin de donner plus de crédibilité à son
invention, rédigea l’ « Histoire du Necronomicon », un
texte très érudit qui force le lecteur à adhérer………. Reprenons
ce qu’écrivait Christophe Thill sur le sujet : Ce qui frappe
avant tout dans ce texte, c’est la multiplication des signes et des
indices de vraisemblance : noms de personnages historiques, étymologies,
dates et lieux de publication... Remarquons par exemple la mention d’Ibn
Khallikan. Il s’agit d’un auteur bien réel, un écrivain syrien du
XIIIe siècle (et non du XIIe), encore connu
actuellement comme l’auteur du Dictionnaire biographique, premier
ouvrage au monde de cette catégorie, fruit de 20 années de recherches,
largement diffusé et traduit dans tout le monde islamique. A n’en pas
douter, si Alhazred avait existé, il y aurait certainement figuré !
Et, si les tentatives de Lovecraft pour disséquer le mot grec
Necronomicon ne sont pas très convaincantes, son explication du titre
arabe original, Al Azif, est par contre correcte.[19] Le
Necronomicon est devenu le cœur d’une véritable mystification littéraire.
Lovecraft avait été pourtant clair sur le sujet : En ce qui
concerne le terrible Necronomicon et l’arabe fou Abdul Alhazred, je dois
confesser que le livre maudit et l’auteur sont de ma propre invention[20].
Tout en avouant un peu plus tard : Faire du Necronomicon
quelque chose qui existe réellement, j’aimerais sincèrement avoir
suffisamment de temps et d’imagination pour participer à une telle
entreprise……. Mais son ampleur m’effraie, surtout quant on se
souvient que cet épouvantable volume doit avoir près de mille pages !!![21]
. Mais qu’importe la carence de l’auteur ; la demande
de ceux qui veulent à tout prix croire fut, et demeure, si forte que
d’autres ont pris le relai. Et les Necronomicon(s) d’affluer sur le
marché. On citera le « Necronomicon de Simon »[22],
pseudo-recueil de pratiques et de rituels magiques babyloniens et sumériens.
On se perd en conjectures sur l’identité de son véritable auteur ;
précisons simplement que ce livre est dédié au magicien anglais
Aleister Crowley, et qu’il possède quelques relents de thélèmisme, la
doctrine occulte développée par ce dernier. Nous sommes ici dans le
domaine du faux-sérieux[23].
Dans un autre registre, nous trouvons les pastiches qui ressortent du
domaine de « l’humour-passion ». Signalons le Necronomicon
de Sprague de Camp, qui publia en 1973 chez Owlswick Press un Necronomicon
totalement illisible puisque écrit en langue duriaque, un dialecte
mythique ……… Son introduction[24]
est un véritable modèle de la mystification nécronomiquesque (un
voyage, de mystérieux contacts et la découverte du livre….). Plus
connu est le Necronomicon de Colin Wilson, paru en 1978 et publié à
plusieurs reprises en France par Belfond[25].
Répertorié également sous le nom de « Necronomicon de Georges Hay »,
il se présente comme la reprise d’un livre du magicien élisabéthain
John Dee. L’introduction et l’appareil critique sont également des
monuments de mystification. Et puis nous ne serions pas complets sans évoquer,
cette fois dans le registre artistique, le magnifique Necronomicon de
Druillet, paru en 1978 dans « Métal Hurlant » et le somptueux
album de H.R. Giger, édité la même année. Le Necronomicon aura du
reste fait couler tellement d’encre que Daniel Harms lui a consacré une
véritable encyclopédie, reprenant son histoire et ses avatars de l’an
700 de notre ère à nos jours….[26] Un
Mythe qui possède ses Rites et ses Cultes De
par sa Métaphysique, son Panthéon, ses Livres Sacrés, le Mythe de
Lovecraft est d’une telle richesse qu’il engendre ses propres
instruments de célébration. Est paru en 1946 un étonnant petit livre,
« A Guide to The Cthulhu Cult » sous la signature de Fred L.
Pelton [27].
Etonnant parce que réalisant un véritable tour de force. Lovecraft est
complètement évacué et le Mythe est étudié comme une chose réelle,
avec ses divinités, ses langues, ses manuscrits, sa philosophie, ses
rituels etc.……… Le lecteur peu informé tombera aisément dans le
panneau !!!! Mais
le cœur du Culte est enfoui au plus profond des nouvelles de l’auteur.
La célébration du culte est tellement codifiée, voire stéréotypée,
qu’elle sera reprise par maints disciples. Le schéma est en grandes
lignes le suivant ; un endroit isolé, si possible au bord de la mer ;
des sectateurs en demi-cercle ouvert sur l’océan ; au centre le
Grand-Prêtre et la victime consacrée ; une musique lancinante, à
base de fifres et de tambourins ; des invocations prononcées dans
une langue non humaine, aux sonorités gutturales ; et en apothéose
l’apparition du monstre marin, tentaculaire, nauséabond, terrifiant,
venant déguster son sacrifice. Comme
on l’a vu, ce culte peut être organisé en une véritable secte comme
L’ORDRE ESOTERIQUE DE DAGON cité dans « Le Cauchemar d’Innsmouth ».
Philip A. Shreffer écrit dans « L’Univers de Lovecraft »[28] :
L’Ordre avait « modifié le rituel des églises locales »
pour les supplanter et, apparemment incapable de se réunir en ces lieux
consacrés, avait opté pour une solution voisine : la salle maçonnique.
La symbolique de la société secrète est clairement posée. Les
disciples sont en général des dégénérés, des métis, le produit
d’accouplements monstrueux. On flirte ici avec une certaine forme de
racisme qui sera régulièrement reprochée à l’auteur[29]. Quant aux initiés, ce
sont des alchimistes, des sorciers, et très souvent des érudits qui ont
commercé avec le Necronomicon et sont parvenus à un degré
d’initiation qui les fera basculer (Joseph Curwen, Ephraïm Waite….
etc). Le schéma de l’auto-initiation est lui aussi terriblement arrêté :
une vieille demeure reçue en héritage d’un lointain ancêtre, une
bibliothèque poussiéreuse avec plusieurs livres maudits, une étude
approfondie des textes sulfureux, de premières expériences, des rêves
obsédants, une lente dégénérescence qui peut déboucher sur la folie
ou la mort. Charles Dexter Ward est le prototype de ces « étudiants
maudits ». Lovecraft
et l’Esotérisme Arrivés
au terme de cette étude, il nous reste à nous poser la question des
rapports entre Lovecraft et l’ésotérisme. Un sujet passionnant de par
la fantastique contradiction qu’il soulève. D’un
côté un auteur qui se revendique d’un pur « matérialisme mécanique »,
prêt à pourfendre les aberrations des croyances irrationnelles, de la
superstition et de la magie en préparant, sur la suggestion du
prestidigitateur Harry Houdini, « Le Cancer de la Superstition ».
Maurice Lévy[30]
note à ce sujet : Ce livre ne fut jamais composé. Mais il en
reste un plan assez détaillé, dressé par Lovecraft avec son habituelle
précision. Ce projet incluait une étude sur la genèse du phénomène de
la croyance superstitieuse, une dénonciation de l’animisme des sociétés
primitives et un rappel érudit, fort intéressant pour notre propos, sur
la manière dont les hommes fabriquent, au cours des siècles, mythes et
cosmogonies. Il nous reste en revanche un remarquable petit livre,
« Science versus Charlatanry »[31]reprenant
une célèbre polémique qui se déroula dans les colonnes de l’
« Evening News » entre Lovecraft, le passionné
d’astronomie, et l’astrologue J.F. Hartmann. D’un
autre côté un écrivain complètement plongé dans les univers de
l’occultisme, au point d’y apporter sa propre contribution comme nous
venons de le voir. Et une contribution tellement puissante qu’elle sera
récupérée par maints groupes initiatiques contemporains. C’est ainsi
que l’EGLISE DE SATAN de Lavey inclut, dans « The Satanic Rituals »[32],
un chapitre entier sur la métaphysique de Lovecraft, avec des rituels
intitulés « The Ceremony of the Nine Angels » et ‘The Call
of Cthulhu ». C’est ainsi également que L’ORDRE ESOTERIQUE DE
DAGON est devenu une bien réelle société initiatique anglo-saxonne,
publiant un bulletin dénommé « Cthulhu Rising »[33].
Pour ne citer que deux exemples………….. Alors ? Ecartons tout de suite les thèses
qui, comme celles de Bergier, font de Lovecraft un grand initié. Elles ne
résistent guère à l’analyse critique de la démarche de l’auteur,
à la lecture par exemple de sa volumineuse correspondance. Beaucoup plus prosaïque est celle
de Shreffler[34]. En effet, s’il ne répond
pas véritablement au pourquoi, son analyse du comment est intéressante.
Lovecraft était un écrivain pointilleux, très soucieux de s’appuyer
sur une documentation précise pour étayer ses créations . Et de
proposer toute une étude sur les sources occultes de l’auteur,
recensant ce que Lovecraft avait dû parcourir en diverses bibliothèques. Une autre thèse pertinente est
celle de Denis Labbé, dans son article « Lovecraft, le créateur
rattrapé par ses créatures »[35].
Là encore, on ne traite pas vraiment du pourquoi, mais plutôt du thème
« à force de donner le bâton pour se faire battre : » :
Ainsi, en cette fin de millénaire, le créateur Lovecraft est donc
devenu l’une de ses créatures, prophète malgré lui, et en dépit de
tout bon sens littéraire, de sectes ésotériques et occultes bien décidées
à se servir de ses visions oniriques dans leurs cultes. On peut toujours
s’en étonner, mais il est certain qu’à force d’offrir des
transgressions toujours plus extrêmes de la religion, de la société et
de la réalité, Lovecraft s’est lui-même placé en marge de la
religion, de la société et de la réalité, devenant ainsi une proie idéale
pour les gourous des cultes ésotériques qui ont vu en lui un nouveau
messie à suivre. Et même si l’homme Lovecraft disparaît derrière ses
créatures et ses sombres livres, cela n’est pas plus mal, car cela
montre avec certitude que l’univers lovecraftien a gagné son autonomie
et peut donc se défendre tout seul. Un
sujet comme on le voit qui est loin d’être épuisé. *** Créateur
d’univers, Lovecraft le fut assurément. Il nous a laissé une fabuleuse
Mythologie qui n’a rien de désincarnée, d’évanescente, ou
d’intellectuelle comme pourraient le dire certains. On ne comprendrait
en effet rien à sa démarche si l’on oubliait que celle-ci fut aussi
profondément ancrée dans le terroir, celui de la Nouvelle-Angleterre, sa
patrie natale. Et ses villes imaginaires, Arkham, Innsmouth ou Dunwich,
dans lesquelles se déroulent ses contes ne sont rien d’autres qu’une
forme sublimée des cités qu’il a aimées, Salem par exemple mais
surtout, Providence. C’est ce qui a amené l’érudit Michel Meurger à
qualifier la philosophe de Lovecraft de « régionalisme cosmique ».
Mais il s’agit là d’un sujet qui nécessiterait à lui seul une autre
étude !!!!
[1] Colportée par Derleth, cette citation a vu son authenticité contestée par certains érudits ; toute querelle savante mise à part, elle n’en est pas moins représentative de la philosophie de l’œuvre lovecraftienne. [2] Numéro 1, octobre 1961. [3] On lira sur cette invraisemblable descendance littéraire l’ouvrage de Patrice Allart, le Guide du Mythe de Cthulhu publié chez Encrage. [4] On parle couramment du Mythe de Cthulhu lorsque l’on aborde ce type d’étude ; sans verser dans les habituelles polémiques réservées aux exégètes érudits, il me semble que la référence à Cthulhu est inutilement réductrice ; je préfère pour ma part parler du Mythe Lovecraftien. Telle est également la thèse retenue par S.T. Joshi dont on lira avec profit « Clefs pour Lovecraft » publié chez Encrage. [5] Selected Letters, volume II, page 150 [6] Livre de Poche no 2522. [7] Une encyclopédie de ce type existe du reste ; cf « The Encyclopedie Cthulhuiana » de Daniel Harms, publiée par Chaosium. Bien qu’orientée « jeu de rôle », elle fait un tour impressionnant du sujet. [8] Cf, entre autre, « La Mythologie de Cthulhu » de Jacques Van Herp in « H.P. Lovecraft, Le Maître de Providence », chez Naturellement. [9] Cité par Maurice Lévy, in « Lovecraft ou du Fantastique », 10/18 no 675. [10] In « A travers les portes de la clef d’argent ». [11] Philippe Marlin, in recueil « Murmures d’Irem », Portique (collection Zénon no 13) [12] Cf le « Guide du Mythe de Cthulhu » déjà cité. [13] Repris dans « L’Encyclopédie des Mondes Perdus », section consacrée à R’Lyeh. Une publication de l’association l’ŒIL du SPHINX. [14] Lovecraft fait allusion ici à sa carrière de « nègre ». [15] Letrre du 14/08/1934 à W.F. Anger. [16] Traduction française de Jacky Ferjault. La traduction complète de cet ouvrage est proposée dans ce numéro. [17] Un tour rapide de la bibliothèque peut être effectué en lisant l’article de Marc Deckers, Les Livres Lovecraftiens, in « H.P. Lovecraft, le Maître de Providence ». Op cité [18] Extrait de l’étude de Dan Clore in « L’Encyclopédie des Mondes Perdus », op. cité [19] Extrait de « Moi y en a vouloir le Necronomicon », in « Le Bulletin de l’Université de Miskatonic » numéro 4 (une publication de l’ŒIL DU SPHINX). Cette étude a été reprise dans « H.P. Lovecraft, Le Maître de Providence », op cité. [20] Lettre du 14/08/34 à W.F. Anger [21] Lettre du 03/06/36 citée dans « Lettres d’Innsmouth » chez Encrage. [22] Magickal Childe 1977 et Avon Books 1980 [23] Comme tout ouvrage « sacré », le Necronomicon de Simon a suscité ses propres exégèses. Citons notamment le « Necronomicon Wordbook, Guide to the Necronomicon », publié en 1996 par Daren Fox chez « The International Guild of Advanced Sciences ». [24] Publiée dans « Dragon & Microchips » no 15, une publication de l’association L’ŒIL DU SPHINX. [25] On le trouve également dans la collection « l’Aventure Mystérieuse » chez J’ai Lu. [26]
The Necronomicon Files, Night Shade Books, 1998. [27] Réédité en 1998 par Armitage House [28] Publié chez Encrage. [29] Cf sur ce sujet l’excellente étude de Franck Périgny, « Lovecraft Raciste, et alors ? » publiée dans « Dragon & Microchips » no 12. [30]
Lovecraft, op. cité. [31] Edité par S.T. Joshi et Scott Connors chez Strange Company (1979). Il a été traduit par Jacky Ferjault et publié dans le numéro 11 de « Murmures d’Irem », une publication de l’association L’ŒIL DU SPHINX. [32] Avon Books. [33] Traduit par Christophe Thill et Aline Lirot et publié en France par Murmures d’Irem (numéros 9 et 11). Op. cité. [34]
In « L’Univers de Lovecraft”, op. cité. [35]
In « Murmures d’Irem » no 11.
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