L'Histoire du Necronomicon est un
texte sympathique, court, facétieux sous ses faux airs érudits, par lequel
Lovecraft nous apprend l'essentiel de la vie de l'Arabe dément Abdul Alhazred
et de son fameux livre maudit. Il a été publié d'abord dans le recueil Night
Ocean puis dans les Œuvres complètes vol. I, avec dans les deux
cas une erreur de datation. En effet, contrairement à ce qu'affirme également
L. Sprague de Camp (ceci constitue une des nombreuses erreurs factuelles
éparpillées à travers son livre), le texte n'a pas été écrit à la fin de
1936, mais neuf ans auparavant ; une lettre de 1927 à Clark Ashton Smith
y fait référence et le répète presque intégralement. Une autre erreur (qui
ne figure pas dans l'original) s'est également glissée à la fin, avec la
déformation du nom de Robert W. Chambers en " Campbell ".
Ce qui frappe avant tout dans ce texte, c'est la multiplication des signes et des indices de vraisemblance : noms de personnages historiques, étymologies, dates et lieux de publication... Remarquons par exemple la mention d'Ibn Khallikan. Il s'agit d'un auteur bien réel, un écrivain syrien du XIIIe siècle (et non du XIIe), encore connu actuellement comme l'auteur du Dictionnaire biographique, premier ouvrage au monde de cette catégorie, fruit de 20 années de recherches, largement diffusé et traduit dans tout le monde islamique. A n'en pas douter, si Alhazred avait existé, il y aurait certainement figuré ! Et, si les tentatives de Lovecraft pour disséquer le mot grec Necronomicon ne sont pas très convaincantes, son explication du titre arabe original, Al Azif, est par contre correcte. Mais il est un aspect que j'aimerais
plus spécialement développer : l'histoire du Necronomicon et de son auteur
est en réalité un mini-récit autobiographique. On sait bien sûr que "
Abdul Alhazred " est le nom qu'un ami de la famille avait inventé pour
Lovecraft (par déformation du nom d'une des branches de sa famille, les
Hazzard) lorsque celui-ci avait cinq ans et se passionnait pour l'Orient
et les Mille et Une Nuits. Plus tard, Lovecraft s'identifia à nouveau
à Alhazred : c'est ainsi qu'il signait les lettres à son ami E. Hoffman
Price, auteur de contes orientaux, qu'il surnommait " Malik Taus, le Sultan
des Paons ". Cependant, presque tout ce qui est dit d'Alhazred peut également
s'appliquer à Lovecraft. Voyons cela plus en détail. A l'aube de sa carrière littéraire, c'est bien comme un poète, et non un auteur de prose, que Lovecraft se voyait. Ses vers n'étaient pourtant pas des chefs-d'œuvre, tout imprégnés de l'anglais archaïque et des structures métriques rigides directement sortis des antiques manuels trouvés dans la bibliothèque de son grand-père, comme ce Reader daté de 1802 (!) dont il fait l'éloge à un de ses correspondants . C'est seulement bien plus tard, après avoir exploré le domaine de la prose et abandonné toutes ses anciennes affectations, qu'il sera capable de se lancer dans une production poétique de qualité. Pour ce qui est de la folie, on sait tous les habitants de son quartier considéraient le jeune Lovecraft comme étrange, voire un peu inquiétant. Si Alhazred passa dix ans dans l' " Espace vide " du désert d'Arabie, Lovecraft, lui, mène longtemps une vie semi-désertique, à l'écart de tout contact humain. Enfin, notons qu'Alhazred est originaire de Sanaa, une des villes les plus anciennes de toute la péninsule arabique. Lui aussi, comme Lovecraft, a ses racines dans un cadre urbain façonné par de nombreux siècles. Alhazred visita " les ruines de Babylone, les souterrains secrets de Memphis [...] la fabuleuse Irem, la Cité des Piliers [...] les ruines d'une cité anonyme perdue dans le désert... ". Comme lui, Lovecraft ne cesse de voyager, recherchant systématiquement les endroits les plus chargés d'histoire. Ses villes préférées : Charleston, la Nouvelle-Orléans, Québec et bien sûr Providence ; toujours celles où les traces du passé sont les plus profondes et les plus manifestes, et révèlent le passage successif de différentes civilisations. Que n'aurait-il certainement pas donné pour visiter un lieu réellement ancien et se trouver face à face, comme on peut le faire en Europe, avec une cathédrale gothique ou une ruine romaine ! " Indifférent à l'Islam, [Alhazred] adorait des entités inconnues qu'il appelait Yog-Sothoth et Cthulhu ". Lovecraft n'est certes pas un très bon musulman lui non plus ! Mais il n'est surtout pas un très bon chrétien... Aux mythes rassurants sur l'immortalité de l'âme, il préfère une philosophie matérialiste envisageant froidement la place dérisoire de l'homme dans l'univers. Une pensée qui peut être destructrice et conduire à la folie celui qui l'envisage sans s'y être préparé. A la lecture de la citation d'Algernon Blackwood qui ouvre L'Appel de Cthulhu, il est tentant de voir dans le grand Cthulhu lui-même une personnification de certains aspects de cette philosophie lovecraftienne. Peut-on aller plus loin et s'interroger sur ce " monstre invisible " qui dévore vivant le malheureux Alhazred devant une foule de spectateurs terrifiés ? Ne ressemble-t-il pas un peu à cet autre monstre qui détruisit Lovecraft et qui a pour nom cancer ? Certains pourront parler de prémonition ; peut-être que Lovecraft, qui se disait vieux dès la trentaine, savait inconsciemment qu'il connaîtrait une mort prématurée... Il apparaît donc que les indices qui parsèment l'Histoire du Necronomicon sont tous convergents, et orientent assez naturellement le lecteur vers une interprétation autobiographique selon laquelle Abdul Alhazred n'est autre que Lovecraft lui-même. Du coup, que devient le Necronomicon, et qu'en est-il des affirmations plus ou moins délirantes comme quoi ce volume fictif existerait réellement ? Si Alhazred est Lovecraft, le Necronomicon ne peut être que l'ensemble de l'œuvre lovecraftienne : celle-ci, elle aussi, regorge de sombres secrets, de sinistres révélations et de manifestations terrifiantes des Grands Anciens. Inutile, donc, de fouiller caves et les greniers pour trouver une édition oubliée de l'Azif. Celui-ci n'existe que sous une forme métaphorique, et non littérale : celle d'une œuvre littéraire, une des plus importantes de toute la littérature fantastique, camouflée sous un déguisement exotico-médiéval. |
Extraits de Babyloniana de Kalyn Tranquilson (transmis par Steven Harris) Le Necronomicon de " Simon " n'a pas grand chose à voir avec d'authentiques pratiques ou rituels magiques babyloniens, akkadiens ou sumériens. Cependant, quelques remarques s'imposent sur le texte " édité " par Simon. Tout d'abord il semble clair que Simon a eu accès à une vaste collection de données mythologiques tirées de la culture cunéiforme. Je ne suis pas convaincu que ce texte soit plus ancien que sa date de copyright, mais au début de ce siècle, plusieurs des textes les plus importants du corpus mésopotamiens étaient déjà publiés. Comme l'indiquent sa bibliographie et ses références, Simon a eu accès à certaines de ces œuvres. Mais il a aussi une thèse à défendre, et pour cela n'hésite pas à déformer le matériel sur lequel il se base. Son livre souffre d'une ignorance totale des différences entre les mots et les noms sumériens et akkadiens. Il avance parfois des affirmations parfaitement indéfendables historiquement, comme par exemple que la langue sumérienne est " étroitement apparentée à celle de la race aryenne et possède en fait de nombreux mots identique au sanskrit (et, à ce qu'on dit, au chinois) " (p. XVIII). Une analyse détaillée est donnée ci-après.
Daniel Harms et John W. Gonce III Un des débats les plus animés du fandom lovecraftien moderne concerne la question de savoir si le Necronomicon de Simon est un document authentique. Bien que n'ayant pas sous la main mon dossier sur le sujet, je vais essayer d'exposer au mieux ce que m'ont révélé mes propres recherches. Il est impossible - pour des raisons que je détaillerai plus loin - de prouver avec certitude que le Necronomicon de Simon est une imposture ; j'ai pourtant de nombreuses raisons de penser que c'en est une. Pour commencer, examinons les dieux et les démons du Necronomicon de Simon, que le livre affirme être d'origine sumérienne. N'importe quel bon dictionnaire de mythologie nous apprend qu'ils ne sont pas sumériens, comme le prétend Simon, mais datent de périodes plus récentes. Par exemple le puissant dieu Marduk apparut d'abord à l'époque babylonienne, après la chute de Sumer, et le démon du vent Pazuzu remonte au Ier millénaire avant J. C. Les démons " lovecraftiens " de Simon, comme Kutulu (Cthulhu) ou Azag-Thoth (Azathoth), ne sont mentionnés dans aucun texte de cette période ni d'aucune plus récente. Notons également que la plupart des démons de la mythologie sumérienne étaient des serviteurs d'un dieu dont ils exécutaient les ordres, et non des êtres " mauvais " se battant contre des dieux " bons ". Même si le livre de Simon datait vraiment de l'Antiquité, il ne pourrait pas s'agir d'un texte sumérien. On trouve d'autres preuves de l'origine récente du livre dans la section qui traite de la traversée des portes. D'abord, remarquons l'importance du babylonien Marduk, ainsi que du dieu Ninib. " Ninib " est apparemment le nom que certains auteurs du XIXe siècle donnèrent par erreur au dieu Ninurta, et il est intéressant de retrouver cette erreur chez l'auteur d'un manuscrit " antique ". L'idée de passer à travers des portes n'apparaît que dans l'histoire de la descente d'Ishtar dans les mondes souterrains, et ne faisait pas partie du voyage des magiciens dans les étoiles. La cosmologie qui s'exprime à travers la cérémonie de traversée des portes n'est pas celle de Sumer : elle apparut en Grèce au IIe siècle. Le Necronomicon de Simon contient bien quelques sorts datant des époques sumérienne et assyro-babylonienne, mais ils ne constituent qu'une petite partie du livre. Mes propres recherches sur le sujet ont souffert du fait que la plupart des livres existants datent du début du siècle et sont souvent écrits en allemand. J'ai cependant constaté que souvent, les sorts cités dans le livre de Simon (comme son " Texte Maqlu ") s'interrompent, ou se mettent à mentionner Kutulu ou quelque autre monstre lovecraftien, au point où les tablettes cunéiformes publiées deviennent illisibles. Il faut également savoir que le matériel d'un magicien sumérien était très rudimentaire et se composait principalement d'ustensiles domestiques. Jamais il n'aurait pu se procurer l'équipement complexe et les métaux rares (le travail de certains d'entre eux, d'ailleurs, ne date que d'époques plus récentes) réclamés dans le livre de Simon. Peut-être qu'un jour, un spécialiste des textes sumériens se penchera sur le Necronomicon de Simon et nous donnera une critique plus circonstanciée de son contenu. Cependant, quelques jours d'étude de la mythologie sumérienne et babylonienne nous permet déjà d'y repérer nombre d'incompatibilités avec ce livre. Certains pourront protester que la seule manière d'évaluer un tel manuscrit est d'examiner l'original. J'admets que ceci permettrait d'éclaircir un certain nombre de questions, mais la direction de la librairie Magickal Childe n'a permis à personne de voir cet original. Leur histoire, ou plutôt leurs histoires, concernant l'origine du livre est intéressante elle aussi. Selon ce Necronomicon lui-même, le livre provient d'un nommé Simon, apparemment une sorte d'espion international. Le manuscrit a été transmis par un " évêque errant " (on ne comprend pas bien s'il s'agit de Simon ou de quelqu'un d'autre) qui l'aurait dérobé après que l'éditeur l'ait publié. En 1981, l'éditeur donna une autre version de l'histoire dans le Necronomicon Spellbook, un mode d'emploi (maintenant épuisé) pour les sorts donnés dans le Necronomicon. Dans cette version, Simon est effectivement évêque, de religion orthodoxe. Il reçut le manuscrit grec du Necronomicon, datant du IXe siècle, de deux moines qui furent plus tard accusés d'avoir volé des livres dans de nombreuses bibliothèques américaines. De tels délinquants furent bien appréhendés en 1973, mais ils volaient des cartes et des atlas, non des manuscrits grecs. De plus, l'évêque new-yorkais dont dépendaient ces deux moines à l'époque est mort en 1984, alors que ceux qui connaissent Simon affirment qu'il est toujours en vie. Ces incohérences entre les versions, et à l'intérieur de chacune d'elles, ne peuvent pas être simplement ignorées. Plus j'ai exploré les circonstances entourant le Necronomicon de Simon, plus j'ai trouvé de raisons de douter de son authenticité. Robert Carey, qui a travaillé à la librairie Magickal Childe (mais sans aucun rapport avec le Necronomicon), pense qu'il s'agit d'un faux, et cette opinion était apparemment partagée par la majorité de la communauté occultiste new-yorkaise lors de la parution du livre à la fin des années soixante-dix. J'ai eu récemment une conversation fort intéressante avec un illustrateur qui a travaillé sur cet ouvrage. Non seulement on l'a autorisé à retravailler et recréer les sceaux (celui qui apparaît sur la couverture est de son invention), mais de plus il a dû travailler sur une copie dactylographiée de la traduction, et non sur l'original ou une copie de celui-ci. Ceci me paraît plutôt louche : quelqu'un qui éditerait un tel livre ne préférerait-il pas utiliser les illustrations d'origine ? Que le Necronomicon de Simon puisse être utilisé en magie est sujet à débat ; mais il semble quasi-certain qu'il s'agit d'un faux d'origine récente. Bien des gens que je connais ne seront satisfaits que quand une des personnes impliquées viendra confesser l'imposture, mais pour moi, la réponse est claire. [Daniel Harms (vonjunzt@hotmail.com) est diplômé en anthropologie et auteur de l'Encyclopedia Cthulhiana (Chaosium, 2e édition à paraître fin mai 1998). Daniel Harms et John W. Gonce travaillent actuellement à The Necronomicon Files, un livre basé sur le célèbre ouvrage inventé par Lovecraft] |