2 - Les résistants du Nouvel Ordre Mondial


La croyance selon laquelle un groupe secret possède le véritable pouvoir sur cette planète, ou complote pour s'en emparer, a suscité et suscite encore une abondante littérature. Juifs, francs-maçons, financiers internationaux, voire extraterrestres ont été accusés - ensemble ou séparément - de ces menées occultes. Du presque raisonnable au plus délirant, voici un petit voyage au pays du soupçon.

Franck Périgny ©


" Les thèses conspirationnistes sont comme des trous noirs ;
elles expliquent tout, aspirant les faits comme un trou noir aspire la matière.
Et, comme les trous noirs, chaque théorie de la conspiration ouvre
sur un autre univers qui, paradoxalement, existe à l'intérieur du nôtre. "

Donna Kossy Kooks : A Guide to the Outer Limits of Human Belief







Les complots sont partout. Il devient presque impossible d'ouvrir un journal sans tomber sur une nouvelle cabale. La voiture d'une princesse au bord de la mésalliance s'encastre dans un pilier ? Complot ! Les assassinats de Martin Luther King, de John Fitzgerald Kennedy ? Complots encore ! Celui de John Lennon ? Complot toujours ! (1) Le crash inexplicable d'un Boeing près de New York ? Complot, vous dis-je ! L'incroyable incurie de la gendarmerie et de la justice belges face aux méfaits de Dutroux ? Elle ne peut être due qu'à une conspiration secrète, au plus haut niveau de l'État, pour protéger celui qui, sans aucun doute, fournissait de la chair fraîche aux dirigeants pédophiles !
Comme le remarque le journaliste Gilles Tordjman (2), les conspirations suscitent une littérature si abondante qu'il serait vain de vouloir en faire l'inventaire. Sans compter que l'émergence d'Internet a offert aux conspirationnistes un moyen d'expression idéal : un moyen de diffusion de masse accessible, dont le contenu résiste encore bien, pour le moment, au contrôle des autorités.

" Le pouvoir politique n'est pas le vrai pouvoir… "


Le lait et l'Aspartame sont des poisons. La CIA asservit des jeunes filles afin qu'elles servent d'esclaves sexuelles aux présidents des USA. Le gouvernement américain s'apprête à livrer le pays aux troupes de l'ONU. Et bien entendu, le président Truman a signé un pacte de non-agression avec les extraterrestres, dont nous subissons aujourd'hui encore les conséquences… Voilà un petit échantillon de ce que l'on peut découvrir sur Internet lorsque l'on tape dans un moteur de recherche les mots " conspiracy theory " ou… " new world order ". Car s'il est une catégorie de l'humanité parmi laquelle cette expression, devenue à la mode entre la chute du Mur de Berlin et la guerre du Golfe, a connu un destin florissant, c'est bien chez les dénonciateurs de la conspiration mondiale.


Pour le commun des mortels, le " nouvel ordre mondial " désignait les nouveaux équilibres géopolitiques censés naître de la fin de l'affrontement est-ouest, du fait de l'effondrement du bloc communiste. On parlait de multiplication des conflits régionaux, on s'inquiétait du morcellement de la puissance nucléaire soviétique, on s'attendait à voir éclore de nouvelles puissances dans l'Extrême-Orient et, de ce côté de l'Atlantique, chacun se souciait des ambitions hégémoniques prêtées aux USA dans à peu près tous les domaines : militaire, diplomatique, économique, culturel...
Mais d'autres ont décidé une fois pour toutes que le " nouvel ordre mondial " n'était rien de moins que le nom de code d'un plan pour la domination du monde (3), concocté non par les Américains, mais par ce qui s'affirme de plus en plus comme le véritable pouvoir en ce monde : celui des puissances d'argent.
" Le pouvoir politique n'est pas le véritable pouvoir. Chacun sait qu'il en existe un autre au-dessus de lui ". L'auteur de cette déclaration ? Geneviève De Gaulle-Anthonioz, la fondatrice unanimement respectée d'ATD Quart-Monde, un beau matin sur France-Inter, alors que le gouvernement annonçait son souci de lutter contre l'exclusion (4). Aucun des journalistes présents ne songea à demander à Mme Anthonioz ce qu'elle entendait par là. Il semblait que cela tombait sous le sens pour tout le monde. La prééminence du pouvoir économique sur le pouvoir politique serait donc acquise aux yeux de tous ?
Bien sûr, cette constatation n'est pas nouvelle. En son temps, dans une apostrophe célèbre, De Gaulle s'était opposé à ce que la politique de la France se décide à la Bourse… ce qui montre bien que la tentation existait ! Cela ne peut que renforcer l'impression que les véritables décisions échappent à ceux que le peuple a désignés, a fortiori au peuple lui-même. Ce sentiment d'être dépossédé de la maîtrise de son propre destin contribue certainement à la naissance des mythes conspirationnistes.

" Nos dirigeants conspirent pour nous nuire "

Mais pourquoi invoquer des groupes secrets échafaudant dans l'ombre des complots tortueux, quand les menées des " véritables maîtres du monde ", s'il faut considérer ainsi les " gros bonnets " de la finance internationale, s'étalent chaque matin dans les colonnes du Financial Times ?
Ce décalage entre les fantasmes conspirationnistes et une réalité qui crève les yeux a fait l'objet d'un intéressant essai de Bruce Handy dans le magazine Time (5). Voici sa conclusion : " Nos dirigeants conspirent pour nous nuire à notre insu : ils nous mettent sur écoute, ils font des expériences sur nous, ils subventionnent des étrangers qui nous vendent des drogues… la liste n'est pas close. Heureusement, ces transgressions maladroites - à la différence des fantasmes à la Mission : impossible des milices et d'Oliver Stone - sont éminemment vérifiables, sans s'appuyer sur des coïncidences dénichées au gré d'une lecture sélective des faits. Nous devons également nous rappeler que le gouvernement a tendance à commettre ses pires crimes en public. Cela s'appelle la politique, et ce n'est pas un grand secret. "
Et sans aucun doute, l'origine de biens des fantasmes se trouve justement là : dans les incroyables exactions dues à des gouvernements démocratiques, en cette deuxième moitié du XXe siècle où chacun voulait croire que l'on venait de battre l'incarnation ultime de la barbarie. Situation qu'illustre parfaitement cette " brève " d'à peine dix lignes parue dans Le Monde (6) : " De 1944 à 1963, en Suède, 4 500 pensionnaires des asiles psychiatriques ont été lobotomisés sans leur consentement ou celui de leur famille, mais on ignore combien de malades mentaux ont été castrés, en Norvège, pendant la guerre froide, après avoir servi de cobayes à des expériences sur la radioactivité. "

On a l'impression que par une espèce d'étonnant mécanisme de refoulement, la faute de ces États, dont les dirigeants ont été élus par leurs propres victimes, ne peut être regardée en face. C'est peut-être pourquoi certains remplacent les faits (" les dirigeants que nous avons élus ont fait cela ") par des fantasmes (" des usurpateurs que personne n'a désignés et qui complotent pour prendre le pouvoir ont fait cela ") d'où leur propre responsabilité est effacée. Ils n'ont pas élu les coupables, ceux-ci n'ont aucune légitimité - nous ne sommes que les victimes de groupes tout-puissants sur les agissements desquels nous n'avons aucune prise...
Bruce Handy avance une autre explication : " Nous avons tous fait la queue au service des immatriculations ; pourquoi certains d'entre nous désirent-ils tant ignorer la réalité et créditer le gouvernement d'une espèce d'omnipotence surhumaine ? Voici une théorie : si vous vous débattez pour survivre avec le salaire minimum, il est plus facile de diriger votre ressentiment sur une cabale de trilatéralistes du FBI que de maudire des abstractions telles que la restructuration économique ou les bas salaires aux Philippines. " (6)

" Le gouvernement secret des USA "

Ainsi, les théories de la conspiration seraient nées des frustrations engendrées par " l'horreur économique "... Sans doute est-ce une partie de l'explication, mais elle ne se résume manifestement pas à cet aspect. Ce mouvement, essentiellement américain, a aussi de profondes racines dans l'histoire américaine elle-même. " J'ai grandi à l'époque du Watergate, ça a eu un gros effet sur mon existence " déclare Chris Carter, grand pourvoyeur de fantasmes paranos à travers les séries télévisées Aux frontières du réel et Millennium. " Quand on est confronté à ce genre de phénomène pendant l'adolescence, on ne peut plus faire crédit à ceux qui nous gouvernent. " (7)
Mais l'on peut remonter au-delà du Watergate. En 1965, l'éditeur Arthème Fayard publiait la traduction française d'un ouvrage intitulé Le Gouvernement secret des USA, qui débute ainsi : " Il y a aujourd'hui aux États-Unis deux gouvernements : l'un, visible, l'autre, invisible. Le premier est celui dont les citoyens connaissent les faits et gestes par les journaux, et dont les enfants apprennent le fonctionnement dans les manuels d'instruction civique. Le second, c'est la machinerie secrète, aux rouages bien huilés, qui met en application la politique des États-Unis dans la guerre froide. " (8)
Ce livre, consacré principalement à la CIA, n'existerait pas sans le traumatisme provoqué par le fiasco de la baie des Cochons. Entièrement organisée par la CIA, qui entraînait en secret des réfugiés cubains anti-castristes en Floride, cette tentative d'invasion de Cuba, en avril 1961, fut un échec retentissant. Au dernier moment, la couverture aérienne qui devait assurer la victoire avait été rappelée par le président Kennedy (9).
A cette occasion, l'Amérique se rendit compte qu'il existait une espèce d'État dans l'État, formé d'agences gouvernementales dont les agissements et les sources de financement échappaient, au moins partiellement, au contrôle du Congrès. Ainsi, sur le territoire même des États-Unis, le FBI, la CIA, la NSA et Dieu savait encore quelles officines pouvaient placer des micros dans les téléphones, entraîner des armées clandestines, financer leurs opérations par le trafic de drogue, frayer avec la mafia… pendant que l'on persuadait les braves citoyens que la priorité n° 1 était de faire la chasse aux communistes. Ce fut un rude coup pour " la plus grande démocratie du monde " !

De " MK-Ultra " au " Projet Monarch "

Depuis ce choc fondateur, la CIA a eu d'autres occasions de faire parler d'elle. On a récemment découvert l'existence de programmes secrets consacrés à des expériences de contrôle mental, connus sous le nom de code " MK " (pour " Mind Kontrol "). Le plus connu d'entre eux, " MK-Ultra ", impliquait l'usage de LSD : on est en plein Stephen King (cf. Charlie) ! Du coup, " l'Agence " se retrouve souvent associée aux théories conspirationnistes, souvent les plus extrémistes et les plus tordues. On ne prête qu'aux riches…
Le Britannique David Icke raconte ainsi l'histoire de Cathy O'Brien, qui " a passé près de trente ans soumise au contrôle mental, comme esclave sexuelle du Gouvernement des États-Unis " (10). Cathy O'Brien, nous dit-il, est la fille d'un pornocrate du Michigan qui produisait des films pédophiles impliquant ses propres enfants pour le plaisir de la mafia locale (dont un certain Gerald Ford, futur Président des États-Unis, précise l'auteur avec délectation). Ce père indigne livra sa fille à Ford pour qu'elle devienne une esclave soumise au contrôle mental, dans le cadre du " Projet Monarch ", " émanation du célèbre MKUltra de la CIA " : " l'esprit est brisé en multiples compartiments dont chacun est inconscient de l'existence des autres (…) Dans le contrôle mental du Projet Monarch, ces compartiments sont utilisés pour programmer différentes "personnalités" qui peuvent être utilisées par l'Élite du Nouvel Ordre Mondial (…) Certains de ces zombies sous contrôle sont employés pour commettre des assassinats ; c'est pourquoi vous entendez si souvent dire que l'assassin était "un fou isolé" : ainsi, pas de conspiration. Je suis convaincu, d'après les preuves que j'ai vues, que Thomas Hamilton, le tueur de Dunblane, était l'un d'entre eux, ainsi que Martin Bryant, le tireur devenu fou en Tasmanie peu après la tragédie de Dunblane. "
Pédophilie, séquestration et expérimentations sur d'innocents citoyens, implication de " hauts personnages de l'État " (on ne fait pas de détail ici : plusieurs Présidents sont cités nommément !), intervention d'une officine gouvernementale secrète et/ou incontrôlable, allusions à de mystérieux " supra-dirigeants " (nommés ici " l'Élite du Nouvel Ordre Mondial ")… L'histoire de Cathy O'Brien est un véritable condensé de la plupart des thèmes rencontrés dans les discours conspirationnistes les plus extrêmes.
On relèvera au passage les analogies avec les nombreuses rumeurs qui ont entouré l'affaire Dutroux : une affaire de pédophilie à laquelle on a voulu mêler " de hauts personnages de l'État ". Sur fond de querelles politiques et linguistiques, les rumeurs se sont parfois muées en tentatives de lynchage médiatique. Un ministre homosexuel a notamment dû faire face aux pires accusations avant d'être officiellement " blanchi ".
Quant à David Icke, il ne se contente pas de ce genre de récit et colporte joyeusement bien d'autres délires, dont le plus extravagant consiste à prétendre que le virus HIV est totalement inoffensif et que c'est l'AZT (médicament utilisé dans le traitement du sida) qui provoque la maladie… Icke se distingue de la plupart de ses congénères par son opposition affirmée aux " Patriotes chrétiens " de l'Amérique profonde, qui forment pourtant le gros des troupes conspirationnistes aux USA (11).

Les milices du Montana (et d'ailleurs)

Ils sont américains à 150 %, du moins le pensent-ils, mais ils font peur à l'Amérique. Ce sont les " militiamen ", fermement accrochés aux trois valeurs fondatrices auxquelles ils attribuent toute la prospérité des États-Unis : " God, guns, guts " (" Dieu, les flingues et le cran "). Leur discours paranoïaque, fondé sur ces valeurs qu'ils prêtent aux pionniers et sur le repli sur soi, a fini par engendrer l'un des plus macabres " supervillains " américains : Timothy McVeigh, qui a provoqué la mort de 168 personnes en faisant sauter un immeuble fédéral à Oklahoma City, le 19 avril 1995. Parce que c'était un symbole du gouvernement et que le gouvernement est l'ennemi : " I love my country but I fear my government " (" J'aime mon pays mais je crains mon gouvernement ") est un de leurs slogans favoris.
Que reprochent-ils à l'Oncle Sam ? Entre autres, de leur prendre trop d'argent. Ceux qui se baptisent parfois les Freemen, les hommes libres (nom d'un groupuscule du Montana qui voulut faire sécession et fut assiégé par le FBI), refusent parfois d'acquitter l'impôt… ou du moins, ne le paient jamais sans maugréer. Ils considèrent en effet l'imposition sur le revenu comme le vol du fruit de leur honnête labeur.
Ils accusent également le gouvernement d'abandonner la direction des affaires de l'Amérique à des instances supranationales telles que les Nations Unies. Les accords économiques internationaux tels que le GATT, la participation à des instances telles que le FMI sont également vus comme autant d'abandons de souveraineté par ces nationalistes qui pensent avoir pour mission de sauver l'Amérique de ses propres dirigeants.
S'il est une chose à laquelle les miliciens tiennent autant qu'à leur portefeuille, à leur Bible et à leur drapeau, c'est évidemment leur arme. " Le jour où les flingues seront hors-la-loi, seuls les hors-la-loi auront des flingues " disent les autocollants de la NRA (12) apposés sur les pare-chocs. Certains groupuscules, dit-on, possèdent des caches d'armes et organisent des entraînements paramilitaires afin d'être prêts le jour où le gouvernement, avec la complicité des Nations Unies, lancera l'assaut contre les vrais " patriotes ".
Cette crainte doit beaucoup à un événement précis : l'assaut du ranch de Waco, au Texas, le 28 février 1993, par les troupes de choc du FBI, qui se termina le 19 avril par l'incendie du ranch, dans lequel moururent 86 membres de la secte des Davidiens. A. Mendoza écrit dans The Internet Crime Archive (13) : " Waco est devenu un cri de ralliement pour les milices antigouvernementales et les théoriciens de la conspiration. Lors du procès de Timothy McVeigh l'accusation a suggéré que c'était par vengeance que celui-ci, qui avait visité les ruines du ranch, avait fait sauter l'immeuble fédéral d'Oklahoma City le jour du deuxième anniversaire de l'incendie "
On le voit, un courant de pensée si profondément enraciné dans l'histoire, la mentalité et même la législation américaines paraît difficilement exportable. Il est vrai que le phénomène des milices ne semble pas pouvoir s'implanter de ce côté de l'Atlantique, du moins sous cette forme. Cependant, nous verrons dans la suite de notre enquête que la " conspirationnite " a son propre terreau dans notre vieille Europe : la mythologie des sociétés secrètes.

A suivre...

Murmures d'Irem