C’est un commun propos que les légendes ont la vie dure. Celle
dont je voudrais vous entretenir aujourd’hui est une des plus tenaces.
Il y a quelques années, à la Société Asiatique, j’ai eu l’occasion
de la combattre, lors d’une communication faite par un savant orientaliste
; mais je ne parvins pas à le convaincre complètement. Et cependant
il semble que le procès soit jugé. D’une part, il paraît établi
qu’il n’y avait plus de bibliothèque publique à Alexandrie quand
les Arabes y sont entrés ; d’autre part, il est indubitable que
la première mention de cet acte de vandalisme est datée du XIIIe
siècle ; elle est donc de près de six siècles postérieure à l’événement.
Laissant
de côté le premier argument qui n’est pas de ma compétence[1],
je voudrais développer à fond le second et, après vous avoir montré
les différentes formes prises par la légende jusqu’à nos jours,
essayer de remonter à l’origine, ce qui, je crois, n’a pas encore
été tenté. Si nous parvenons à mettre à nu la racine même de la
légende, peut-être pourrons-nous espérer de détruire cette mauvaise
herbe.
Voyons donc d’abord les pièces du procès.
Abd
al Latif, qui écrivait au Caire au mois de ramadân 600 de l’Hégire
(septembre-octobre 1203), parlant d’Alexandrie, mentionne en passant
et comme n’y attachant aucune importance : « la bibliothèque
que brûla Amrou ibn al ’Âsi avec la permission de Oumar »[2].
Le traducteur, annotant ce passage, étudie cette question déjà très
controversée de son temps, et conclut à la vraisemblance du fait.
Mais il reconnaît qu’il ne peut s’agir de l’ancienne bibliothèque
d’Alexandrie et suppose « une nouvelle collection » sans
rien apporter à l’appui de cette conjecture. Son argumentation principale
est que le texte de Abd al Latif vient confirmer celui d’Aboû-l
Faradj, le seul allégué jusqu’alors. Il y ajoute le témoignage d’auteurs
postérieurs.[3]
Leclerc
a, le premier, montré que le texte d’Aboû-l Faradj n’était que la
reproduction intégrale de la notice consacrée par Ibn al Kifti,
dans son Histoire des Savants, à Jean le Grammairien, qu’on
a identifié à Jean Philiponus[4].
Il en conclut, comme Silvestre de Sacy, à l’historicité du fait,
sans même signaler l’objection grave, du moins indiquée par son
devancier : à savoir qu’au temps des Arabes, la bibliothèque d’Alexandrie
n’existait pas.
Ibn
al Kifti est un peu postérieur à Abd al Latif. Il a vécu de 568
à 646 de l’Hégire, et il a écrit son livre après 624 (1227)[5].
Parlant de Yahyâ an Nahawi (Jean le Grammairien), il nous dit qu’ayant
décrit à Amrou, le général arabe conquérant de l’Egypte, les trésors
littéraires contenus dans la bibliothèque d’Alexandrie, celui-ci
en fut émerveillé. « Il m’est impossible, dit-il, de donner
aucun ordre à ce sujet, avant d’avoir l’autorisation du chef des
Croyants Oumar ibn al Hattâb. Il écrivit donc à Oumar, lui rapportant
le récit fait par Yahyâ et lui demanda ses instructions à ce sujet.
La réponse qui lui parvint de Oumar était ainsi conçue : « Pour
les livres dont tu nous as parlé, s’il y trouve quelque chose qui
soit conforme au livre de Dieu (le Coran), le Livre de Dieu nous
permet de nous en passer : s’il y trouve quelque chose qui lui soit
contraire, ils sont sans utilité ; procède donc à leur destruction. »
Amrou les répartit entre les bains d’Alexandrie et les fit brûler
dans les chauffoirs. On m’a dit le nombre des bains qui existaient
à cette époque, mais je l’ai oublié. On dit qu’ils en furent chauffés
pendant six mois. Ecoutez cette aventure et admirez [6]
! »
Puisque
la copie d’Aboû-l Faradj est identique à l’original [7],
nous ne la reproduirons pas. Il convient cependant de remarquer
que l’exclamation finale a une autre signification sous la plume
d’un musulman que sous celle d’un chrétien. Chez le second on a
pu y voir une ironie à l’adresse du khalife Oumar ; mais il n’en
peut être de même du premier. Musulman sunnite convaincu, il ne
pouvait songer à critiquer un personnage pour lequel ses coreligionnaires
ont toujours professé une profonde vénération. Ce qu’il dit d’admirer,
c’est la prodigieuse quantité de livres que cette histoire représente.
C’était, nous dit Leclerc[8],
un bibliophile émérite et peut-être regrettait-il en lui-même la
destruction de tant de trésors, mais de là à blâmer le khalife,
il y a loin.
Ibn
al Kifti nous dit qu’il a oublié le nombre des bains d’Alexandrie.
Mais nous savons par Makrizi, qui rapporte une lettre de Amrou à
Oumar, qu’il y en avait quatre mille[9].
Chauvin s’est demandé quel total de volumes cela représenterait.
Vingt volumes par bain et par jour lui semblent nécessaires[10].
Mais si on réfléchit que les bains orientaux comportent des piscines
d’eau chauffée à près de 60 degrés, je doute fort que vingt volumes
puissent donner le nombre de calories suffisant pour une journée.
Le total de quatorze millions quatre cent mille volumes auquel il
arrive est déjà fantastique ; s’il faut le multiplier par cinq ou
davantage, nous dépassons les limites de l’absurde. Peut-être est-ce
pour cette raison qu’Ibn al Kifti a prudemment oublié un des éléments
du calcul. Mais de ce qu’un fait historique est rapporté avec des
détails absurdes, on ne peut conclure à son entière fausseté. Passons
donc condamnation sur ce point, et, avec l’auteur du récit, oublions
les chiffres. Voici qui est plus grave. La notice qu’Ibn al Kifti
nous a donnée sur Jean est, comme beaucoup d’autres, copiée sur
le Fihrist, le précieux répertoire bibliographique rédigé
par Mouhammad ibn an Nadîm vers la fin du IIIe siècle
de l’Hégire (Xe de J.C.)[11].
Or ce dernier nous dit bien que Jean vécut jusqu’à la conquête de
l’Egypte par Amrou et qu’il fut en très grande faveur auprès de
lui, mais il ne dit mot de la bibliothèque d’Alexandrie. Ibn al
Kifti a donc ajouté cet épisode, en brodant probablement sur un
récit qui avait déjà cours en Egypte de son temps.
Assez
longtemps après lui et après Aboû-l Faradj (1226-1289), Ibn Khaldoûn
(1332-1401) a rapporté un récit du même genre, que Silvestre de
Sacy a considéré comme une confirmation de son opinion, mais qui
me paraît prouver le contraire [12].
Ibn Khaldoûn, en effet, ne parle pas du tout de la bibliothèque
d’Alexandrie et il résulte du contexte que les Arabes n’ont détruit
en Egypte aucun livre. Voici ce qu’il en dit une première fois :
« Que sont devenues les sciences des Perses dont les écrits,
à l’époque de la conquête, furent anéantis par ordre d’Omar ? Où
sont les sciences des Chaldéens, des Assyriens, des habitants de
Babylone ? ... Où sont les sciences qui, plus anciennement, ont
régné chez les Coptes ? Il est une seule nation, celle des Grecs,
dont nous possédons exclusivement les productions scientifiques,
et cela grâce aux soins que prit El-Mamoun de faire traduire ces
ouvrages [13]. »
Il me paraît évident qu’Ibn Khaldoûn, dans cette revue des
sciences perdues, n’eût pas manqué de signaler la destruction des
écrits des Grecs et des Coptes conservés à Alexandrie. De son temps,
la légende s’était déplacée, à moins de supposer que ce sont ses
devanciers qui avaient, mal à propos, situé à Alexandrie ce qui
devait être placé en Mésopotamie.
Dans
un second passage, le même auteur est plus explicite et nous allons
retrouver le fameux dilemme de Oumar : « Les Musulmans, lors
de la conquête de la Perse, trouvèrent dans ce pays, une quantité
innombrable de livres et de recueils scientifiques et (leur général)
Saad ibn Abi Oueccas demanda par écrit au khalife Omar ibn al-Khattab
s’il lui serait permis de les distribuer aux vrais croyants avec
le reste du butin. Omar lui répondit en ces termes : « Jette-les
à l’eau ; s’ils renferment ce qui peut guider vers la vérité, nous
tenons de Dieu ce « qui nous y guide encore mieux » ;
s’ils renferment des tromperies, nous en serons débarrassés, grâce
à Dieu ! ». En conséquence de cet ordre, on jeta les livres
à l’eau et dans le feu, et dès lors les sciences des Perses disparurent
[14] ».
Comme
le remarque très justement Chauvin, ces variations dans la localisation
d’un récit constituent « la preuve, ou tout au moins la présomption
d’une origine folklorique ». Et, à ce propos, il rappelle une
autre légende du même genre : « Quand les Mongols, sous
Houlagou, prirent Bagdad en 1258, ils précipitèrent tous les livres
dans le Tigre ; cela forma un pont sur lequel passèrent les fantassins
et les cavaliers et l’eau du fleuve devint toute noire à cause de
l’encre des manuscrits. Et ce pont et cette encre valent bien, semble-t-il,
les bains d’Alexandrie[15]. »
J’ai
relevé dans les Mille & Une Nuits un passage qui semble
attester dans la mémoire populaire la persistance d’une légende
assez semblable. Dans le conte « Alâ ad dïn Aboû-ch Châma »,
il est dit qu’on ferme pendant la nuit les portes de Bagdad « de
peur que les hérétiques ne s’en rendent maîtres et ne jettent les
livres de la science dans le Tigre[16] ».
Je
ne m’arrêterai pas aux autres auteurs arabes qui n’ont fait que
répéter ce qu’ont dit les précédents sans y rien changer. Je n’insisterai
pas davantage sur les discussions que cette question a soulevées
en Europe et qui ont en 1875 allumé en France une polémique pas
toujours courtoise. Je dois cependant signaler une déviation de
la légende qui est passée dans les encyclopédies et risque fort
de se répandre. C’est Sprengler, je crois, le premier qui l’a mise
en circulation ; d’après lui la bibliothèque d’Alexandrie, brûlée
par les Arabes lors de la conquête, aurait été reconstituée par
le khalife al Moutawakkil. Mais, en 868, les Turcs sous Achmet conquirent
l’Egypte et Alexandrie fut entièrement détruite [17].
Cet Achmet est évidemment Ahmad ibn Toûloûn, qui était Turc, à la
vérité, mais au service des khalifes de Bagdad qui lui confièrent
le gouvernement de l’Egypte en 868. Il n’eut donc pas la peine de
la conquérir et, bien qu’il ait joui d’une certaine indépendance
et que son gouvernement soit resté dans sa famille jusqu’en 905[18],
il reconnaissait la suzeraineté du khalife de Bagdad. Les Turcs
n’ont donc rien à voir dans cet épisode de l’histoire d’Egypte.
Voici
une autre et, espérons-le, dernière déviation. Elle nous est attestée
par le comte de Landberg dont je reproduis les paroles : « Je
voyageai, il y a de cela plus de vingt ans, [donc avant 1877] avec
un vieux capitaine anglais d’une ignorance encyclopédique. Il avait
vu beaucoup de pays de la passerelle de son bateau et voulait écrire
ses mémoires pour édifier ses compatriotes. Marchand jusqu’au bout
des ongles, il avait entendu parler du blocus de Napoléon Ier
qu’il détestait souverainement. « Quel homme affreux, me dit-il
; il voulait ruiner le monde, mais ce qu’il a fait de plus monstrueux,
c’est d’avoir brûlé la grande bibliothèque d’Alexandrie[19]
! »
Souhaitons
que ce capitaine anglais ait été une exception et qu’on ne soit
pas obligé dans quelques siècles de défendre l’Empereur contre cette
étrange accusation. Remarquez la genèse de cette ineptie. Ce féroce
ennemi de Napoléon se rappelait, d’une part, que celui-ci, n’étant
encore que Bonaparte, avait conduit en Egypte une armée française
qui avait été en lutte avec les Anglais, en dernier lieu, à Alexandrie,
et, d’autre part, qu’un des grands forfaits de l’Histoire se rattachait
à cette même ville. Associer les deux événements et les amalgamer
de façon à flotter sa haine, voilà un processus psychologique tout
naturel et voilà, je crois, le secret de bien des légendes calomnieuses.
Maintenant que nous avons terminé cette revue des diverses
formes de la légende, essayons de remonter plus haut et d’en découvrir
l’origine.
Rappelons
d’abord que nous avons des récits très détaillés de la conquête
arabe, dus à plusieurs auteurs tant chrétiens que musulmans. Jean,
évêque de Nikiou en Egypte,dont la chronique nous est parvenue dans
une traduction éthiopienne, en fut le contemporain et nous en parle
avec douleur [20].
Il n’eût pas manqué de signaler cette absurde destruction. Les historiens
chrétiens d’Egypte, comme Sévère d’Achmouneïn, et Eutychius, n’en
parlent pas davantage : Al Balâdhouri, qui a recueilli toutes les
traditions arabes sur les conquêtes de l’Islam [21],
et Ibn ‘Abd ak Hakam, qui s’est attaché surtout à celles qui relatent
la conquête de l’Egypte et de l’Afrique du Nord [22]
; à plus forte raison les autres historiens comme Mas’oûdi, Tabarî,
etc., ignorent totalement les destructions de livres opérées soit
à Alexandrie, soit sur les bords du Tigre. Pourquoi donc et comment
la légende qui devait dormir jusque-là dans l’imagination populaire,
a-t-elle été tirée au grand jour de l’Histoire ?
Que
s’était-il passé en Egypte dans le courant du XIIe siècle
? La dynastie chiite des khalifes Fatimides avait été renversée
par Salâb ad dîn et l’autorité des khalifes sunnites de Bagdad y
avait été restaurée (1171). Ce même Salâb ad dîn avait été vainqueur
des Croisés et avait reconquis sur eux la troisième ville sainte
des Musulmans, Jérusalem (1187). Les souvenirs des grandes conquêtes
des premiers temps de l’Islam s’évoquaient tout naturellement dans
les esprits enthousiasmés. Toute une littérature apocryphe sur les
conquêtes de Syrie, de Bahnasâ (ville d’Egypte), etc., paraît dater
de cette époque et se prolonger jusqu’à l’expulsion définitive des
Croisés [23].
Certainement, dans l’entourage égyptien de Salâh ad din, plus d’un
devait le comparer à ‘Amrou et l’appeler : « le second
conquérant de l’Egypte ». Le père d’Ibn al Kifti était particulièrement
attaché à lui : il fut le premier kadi nommé à Jérusalem par Salâb
ad dîn. Il fut contemporain de Abd al Latif, lequel était un grand
admirateur du héros musulman[24],
qu’il alla voir à Jérusalem. Il y rencontra probablement le kadi
et peut-être est-ce de lui qu’il tenait le récit auquel il n’a fait
qu’une brève allusion, tandis que le fils du kadi devait plus tard
nous le rapporter dans tous ses détails. Quel que soit le premier
auteur, je tiens pour très vraisemblable qu’il appartenait à l’entourage
de Salâh ad din et qu’il créa ou ressuscita l’anecdote pour flatter
le nouveau maître de l’Egypte. Un des premiers soins de celui-ci,
quand il supprima la dynastie fatimide, fut de disperser et de vendre
à l’encan les trésors de ses palais et en particulier la bibliothèque,
qui était fort considérable si nous en croyons les descriptions
des auteurs arabes [25].
Même au XVIIIe siècle le souvenir de cette dispersion
était resté vivace en Egypte, car le consul français Maillet l’y
a retrouvé [26].
Peut-être y eut-il quelques bibliophiles arabes pour s’en plaindre
: on dut alors leur opposer l’exemple du khalife Oumar et les mécontents
ne purent que s’incliner. Les Fatimides étaient-ils pas des hérétiques
et leurs livres un objet de réprobation pour les musulmans orthodoxes
?
En fait, c’est à l’époque de Salâh ad din et vraisemblablement
pour les raisons que je viens de dire, que la légende a pris une
forme historique. Mais a-t-elle été inventée de toutes pièces ?
Je ne le crois pas. Elle est en effet conforme à d’autres traditions
fort anciennes relatives à Oumar, où l’on retrouve, sous une forme
très croyable, l’essence du célèbre dilemme : « Pas d’autre
livre que le livre de Dieu. » La légende en a fait une application
arbitraire et en a détourné le véritable sens, mais elle reflète
un état d’esprit qui a véritablement existé chez les Compagnons
du Prophète Mouhammad, et que je vais exposer.
Les
deux principaux traditionnistes, Boukhari et Mouslim, rapportent
d’après Ibn ‘Abbâs, le cousin du Prophète, que ce dernier, sentant
approcher la mort, demanda à écrire. Il voulait, disait-il, rédiger
un livre qui mettrait les Musulmans à l’abri de l’erreur. Oumar
protesta, s’écriant : « La douleur égare notre prophète ; nous
avons le livre de Dieu, il nous suffit. » Les assistants se
divisèrent en deux partis : les uns étaient de l’avis de Oumar,
les autres, au contraire, voulaient obéir au Prophète. Celui-ci,
ne voulant pas de dispute en sa présence, les renvoya et Ibn ‘Abbâs
sortit fort désolé [27].
Je
ne me porterai pas garant de l’authenticité de cette tradition,
mais il est évident qu’elle est l’écho des graves dissensions qui
se sont élevées après la mort du Prophète sur cette question : Doit-on
se contenter du Coran pour tout ce qui touche à l’organisation de
la société musulmane, ou doit-on recourir à d’autres sources écrites
pour parer aux lacunes et aux insuffisances du Livre saint ? Cette
répugnance ou même, pour employer l’expression du regretté Goldziher,
cette véritable horreur des premiers Musulmans pour les textes religieux
écrits est tout à fait caractéristique[28].
La mise par écrit de la science, c’est-à-dire l’ensemble
des consultations juridiques constitué par les actes et paroles
du Prophète et de ses Compagnons fut tardive et az Zouhri, auquel
on attribue la première compilation, vers 718, nous dit qu’il y
fur contraint, malgré sa répugnance, par des émirs qu’il ne nomme
pas [29].
Pourquoi ces difficultés ? Parce que les Musulmans craignaient
que l’établissement d’un second livre sacré n’engendrât des divisions
comme celles qui existaient chez les Juifs et les Chrétiens et qu’ils
leur reprochaient vivement. C’est ce qui résulte nettement de l’article
de Goldzhier que je viens de citer. Le Coran lui-même offrait, paraît-il,
au temps du khalife ‘Outhmân, des leçons divergentes dans les différents
exemplaires qu’en possédaient les Musulmans ; aussi résolut-il d’imposer
comme exemplaire-type celui que Oumar avait reçu d’Aboû Bakr et
qu’il avait légué à sa fille. Il fit brûler tous les autres exemplaires
et ne toléra que des copies de celui qui fut désormais le livre
canonique de l’Islam.
Nous
tenons là, je crois, les deux éléments primordiaux ; l’opposition
de Oumar à la dualité des livres, la destruction par Outhmân des
exemplaires divergents du Coran. Je ne crois pas beaucoup à l’historicité
du second. J’en ai fait la critique il y a quelques années et j’ai
montré l’invraisemblance du récit traditionnel[30].
Je n’y reviendrai pas ici. Je me contenterai de remarquer que cette
destruction par le feu de livres jugés non orthodoxes est un thème
oriental assez répandu. Outre les exemples dans le monde arabe que
nous avons déjà cités et que je crois dérivés de la légende de Outhmân,
je rappellerai la destruction des livres de Zoroastre par Alexandre,
celle des livres de Confucius par l’empereur chinois Chi Hoang Ti.
Quant
à l’opposition de Oumar à toute tentative de donner aux Musulmans
un second écrit, je la crois réelle. Il était vraiment, dans toute
la force du terme, l’homme d’un seul livre. Il avait même la prétention
d’imposer ce point de vue aux Chrétiens, si l’on en croit un curieux
document syriaque dont nous devons la connaissance à M. L’abbé Nau
[31].
A la vérité, ce n’est pas lui-même qui est en jeu, mais son fidèle
lieutenant Amrou, qui, dans cette circonstance, devait s’inspirer
des vues de son chef spirituel et temporel. Ayant donc convoqué
le patriarche jacobite de Syrie, Jean Ier, il l’interroge
sur la foi chrétienne, lui demandant « si c’est un seul et
même Evangile, sans aucune différence, qui est tenu par tous ceux
qui sont chrétiens ... Pourquoi, puisque l’Evangile est un, la foi
est-elle différente ? Le patriache s’efforça de montrer que
les Chrétiens peuvent avoir d’autres livres que l’Evangile et M.
l’abbé Nau fait cette remarque : « Cette prétention d’Amrou
de ramener les chrétiens à un livre unique, l’Evangile, nous prépare
au dilemme en vertu duquel, sur l’avis d’Omar, il aurait brûlé,
quelques années plus tard, la bibliothèque d’Alexandrie [32] »
Comme on le voit, M l’abbé Nau a eu l’intuition du rapport
qui unit la théorie musulmane primitive d’un seul livre à la légende
que nous étudions. J’en arrive donc à ma conclusion.
La
légende est née : 1° de la répugnance des Compagnons du Prophète
et en particulier de Oumar à avoir un autre livre religieux que
le Coran, le livre de Dieu ; 2° de la tradition relative à la destruction
par le khalife Outhmân des exemplaires du Coran non conformes au
canon imposé par lui. Dès les premiers temps de l’Islam, on en avait
conclu que, pendant son khalifat, Oumar avait fait détruire tous
les livres des peuples conquis, sous prétexte que le Coran suffisait,
et on racontait en particulier que tel avait été le sort de la bibliothèque
d’Alexandrie, célèbre dans l’Antiquité. A l’époque où Salâh ad dîn
détruisait en Egypte la dynastie hérétique des Fatimides et portait
un coup terrible aux Croisés de Syrie par la prise de Jérusalem,
on ne manqua pas d’évoquer le souvenir des temps héroïques de la
première conquête musulmane. On vit en lui un nouveau Amrou et,
peut-être pour excuser ou justifier son peu d’égard pour la bibliothèque
des Fatimides, on allégua la croyance populaire, que les historiens
avaient jusqu’alors ignorée ou méprisée. Signalée en passant par
Abd al Latif, elle fut reprise et développée par Ibn al Kifti. Le
récit de celui-ci fut copié intégralement par l’auteur chrétien
Aboû-l Faradj et, quand la traduction de Pococke [33],
au XVIIe siècle, le fit connaître par l’Occident, il
y souleva une grande émotion. Il fut adopté par les uns, combattu
par les autres ; le nombre des écrits relatifs à cette discussion
est déjà considérable. Si je me suis permis de grossir ce nombre,
c’est parce que je crois avoir établi avec suffisamment de vraisemblance,
l’origine et le développement de ce que je considère comme une légende,
après avoir pris soin de présenter dans leur intégralité les pièces
du procès.