Les Stances de Dyzan
Un petit texte de Sylvain Ferrieu, maître de KAOTIC, pour ouvrir ces Stances. Un petit texte qui fait froid dans le dos. Merci au passage à Alexandre Garcia pour ses conseils et sa participation comme « dactylo-rock ». Une Secte d’ Athées Sylvain Ferrieu J'étais athée et fier de l'être. Depuis mes plus jeunes années, l'athéisme avait toujours été la seule voie qui s'offrait à mon esprit. Je me moquais éperdument de la Bible et de ses enseignements. Pour moi n'apparaissait dans cet ouvrage qu'un délire organisé par une bande de fous, et engageant à une dévotion religieuse abusivement fanatique. Cette conviction ne fit d'ailleurs qu'entraîner le désappointement de ma mère si attachée au catholicisme et la conduisit au cercueil, dernière demeure du croyant qu'elle avait tout tenté pour me faire devenir. Mes premières rencontres avec la philosophie furent toutes aussi amères. Je la fuis avec le plus grand soulagement et engageai aussitôt une carrière scientifique à l'université; me plongeant ainsi dans un cosmos de chiffres, d'équations, de logarithmes népériens, d'asymptotes obliques et autres identités remarquables... d'où il était hors de question de me voir sortir pour croire en quoi que ce fût. Pas de sornettes philosophiques, pas de théories sur la vie et ce qu'il y avait après: le néant était notre ultime échéance. Le néant et rien d'autre. Depuis cette époque, je ne gardai foi qu'en mon travail que j'effectuai avec brio. Si je m'attirais aisément l'admiration, la sympathie ne me venait point. Tous les autres étudiants voyaient en moi le type même de l'intellectuel triste et taciturne, asocial par excellence; ce qui, au fond, n'était pas faux. Ce fut alors que, la solitude se faisant plus cruellement sentir qu'à l'habitude, je décidai d'adhérer à une fraternité du campus universitaire. Après avoir pris les renseignements nécessaires, je fis mon choix, un choix rapide car cette université abritait la seule fraternité qui, j'en étais sûr, me conviendrait parfaitement. Cette fraternité avait pour symbole le PI de l'alphabet grec, également représentant ancestral des sciences et de la réflexion scientifique. On la surnommait généralement la "fraternité vitale", dont le quartier général se trouvait dans une maison nouvellement construite, au fond du campus, éloignée des autres et bien plus grande. Le béton y exerçait sa rude majesté, seules quelques fenêtres perçant ses murs robustes qui resteraient sans doute dressés pour des siècles encore. Tant de grandeur et d'esthétisme s'enrichissaient encore de la merveilleuse administration de la confrérie; elle était réputée à vocation scientifique, scientiste même, mais la vérité était plus effarante encore. Bien que la confrérie n'en fît pas la réclame, il était bien connu qu'elle n'acceptait en son sein que des athées. Voilà le critère déterminant qui permettait de trouver "le bon grain". Et j'y fus accepté. La cérémonie d'intronisation, si chère à toutes les associations fraternelles, eut lieu quelques jours plus tard. La réception ayant été fixée tard dans la soirée, les ténèbres s'étaient déjà abattues depuis longtemps lorsque je me décidai à partir pour le campus, que je m'attendais à trouver quasiment désert. Mais en dépit du peu de lumière qui éclairait celui-ci, les étudiants présents se comptaient par dizaines. Tous des athées ! Tous dignes de devenir mes amis! Nous entrâmes tous ensemble dans la grande bâtisse. A l'intérieur nous pûmes profiter de la splendide décoration des pièces: rideaux pourpres tendus sur plusieurs étages, rampes d'escalier en marbre blanc qui ne semblait pas imité, torches allumées aux murs, tables immenses recouvertes de draps blancs, parsemées de plats contenant jusqu'à ras bord de succulentes gâteries... Il apparaissait bien ici l'usage que la fraternité avait fait des cotisations de ses affidés. Dans toute la maison, une seule porte nous était fermée; une lourde porte de bois massif, aux gonds énormes et dont la serrure avait tout de l'or bien que les moyens de la fraternité, loin d'égaler ceux de Midas, apportassent un doute sur cette éventualité. Cette porte devait certainement cacher à notre vue la salle de cérémonie. Ce fut justement de cette pièce que sortit au bout d'un moment le grand maître de cérémonie, principal dignitaire de la confrérie. Il nous annonça le début des solennités pour dans une vingtaine de minutes, puis se mêla à la foule pour se présenter aux profanes que nous étions. Il m'aborda bien vite: - Wolmann ? Anton Wolmann ? - Oui, fis-je simplement, ne sachant exactement quel titre donner à mon interlocuteur. - Content de vous connaître, reprit-il, et bien plus encore de vous avoir parmi nous. J'ai de nombreuses fois entendu parler de votre palmarès, savez-vous... Vous êtes un sacré cerveau ! C'est curieux, je ne vous imaginais pas d'affinités envers notre cause... - Mais j'en ai ! Je suis libre penseur ! répondis-je promptement. - En tout cas, vous méritez bien le droit d'être parmi nous, même si vous le montrez peu. L'athéisme est synonyme d'aisance et de bonheur, mais aussi de liberté. Pas comme le christianisme ! - Bien sûr, fis-je. Après une tape de confiance sur mon épaule, le maître de cérémonie grimaça curieusement. Il me glissa: - Je suis là pour vous aider. N'oubliez pas cela. Si jamais des idées... malsaines venaient vous perturber, n'hésiter pas à m'appeler. Je suis toujours à votre disposition pour vous rallier à la bonne cause... Vous n'aurez qu'à venir me trouver ici. Après m'avoir tenu ces paroles, il se dirigea vers la porte qu'il fit éloquemment ouvrir. Les nouveaux disciples, auxquels je m'étais joint, avancèrent vers l'autel blanc stridulé de noir, derrière lequel s'installa le maître. Je me trouvais au premier rang. Après un discours de bienvenue vint un long sermon que se partagèrent les voix de tous les subordonnés directs du maître de la loge qui se permit de l'achever lui-même. Ce sermon était censé condamner irrémédiablement le christianisme, glorifier l'athéisme et le matérialisme, enfin rabaisser à leur rang de fiction "les frères ennemis": Dieu et le diable. L'effet qu'il produisit se résuma à quelques bâillements. Vint l'heure de la consécration. Le maître s'adressa à tous: - Balayez vos doutes ! Il est temps de choisir la vraie voie ! Que sont Dieu et le diable ? Des plaisanteries, des fumisteries, de goguenardes fictions ! Ils sont ridicules devant les yeux lucides de la Science ! Le temps est venu de dire: "Je me fous du Christ !" Le temps est venu de savoir discerner la vérité et de comprendre la position de l'homme dans l'univers ! Il est l'entité suprême ! Il mourra quand il aura dominé l'infini ! Puis, après les applaudissements d'un public extasié, il nous parla: - Vous... Vous êtes la semence de la vérité. Avec nous vous apprendrez à être homme courageux, homme suprême. Vous le pouvez. Vous le devez. Vous le serez ! "Mais le moment de vérité est maintenant... Serez-vous dignes d'être athées ? Si oui, alors sachez renier la bêtise... Blasphémez ! Dites ce que vous pensez du Menteur qui est là-haut ! J'entendis alors une cohue de blasphèmes à laquelle j'hésitai à me joindre. Me voyant si indécis, le maître se retourna vers moi, la rage aux lèvres. "Anton Wolmann ! Anton Wolmann ! Tu es un athée !" Ses yeux m'hypnotisaient. "Tu es un athée, Anton Wolmann ! Tu es un athée ! Un athée !" Alors je blasphémai. Les mots sortirent de ma bouche comme un râle bestial. Je blasphémai encore. Et encore. Et toujours. Lorsque je rentrai chez moi, quelques heures plus tard, j'en profitai pour faire un petit tour dans le parc municipal. Mes yeux se posèrent sur les arbres que la faible lumière jaunâtre rendait vivants, et qui grimacèrent à mon passage; sur la triste fontaine encerclée de bancs et dont l'eau sembla moins pure à mon approche, et enfin sur la lune, maîtresse de la nuit, que tant de païens avaient transfiguré en déesse, et que ses filles les étoiles louaient au travers de ces ténèbres effrayantes qu'elles illuminaient du plus beau et du plus féerique des rayons. Blanche lune, veilleuse de nos rêves, mère de nos angoisses, protectrice de nos esprits... A cet instant, les buissons parurent frémir sous l'effet d'un vent imaginaire... Des Elfes, peut-être... La forêt prit vie. Tout ce qui vivait, tout ce qui ne vivait pas, ou plutôt qui y existait sans y vivre, me regarda de façon hostile. Et je courus, me précipitant loin de ces yeux auxquels je hurlai: - Oui, je suis un athée ! Ils me répondirent: - Tu es un fou. Mon lit s'offrait comme mon seul refuge. Je m'y engloutis sans prendre la peine de me déshabiller. Cette nuit-là, le peu de sommeil que je connus fut un amoncellement de cauchemars. Le lendemain, entre deux cours, je jugeai bon d'aller voir le maître de la confrérie, dont j'avais entre temps eu l'opportunité d'apprendre le nom: Denis Thorne souhaitait me voir me confier à lui. Il allait avoir satisfaction. Une fois à l'intérieur de la grande bâtisse, dont les décorations de la veille n'avaient pas encore été retirées, je me vis accueilli par Thorne lui-même, qui me convia sans attendre à prendre un siège. Cette fois, la tranquillité des lieux me permit de mieux considérer les traits de l'homme que j'avais en face de moi. Thorne était un petit homme sombre, brun, et coiffé de la classique raie à gauche. Sa tête pouvait se comparer à un triangle renversé, sur lequel saillaient deux yeux noirs et hideux. Il se tenait droit et raide à cause de son corps épouvantablement malingre. Il avait gardé la toge qu'il avait portée lors de la cérémonie: cette robe jaune marquée en son centre d'un soleil noir et creux, accompagné de deux bandes ondulantes tout aussi noires. C'était à croire que cet étudiant n'allait jamais à ses cours qu'affublé de ce déguisement; il ne semblait pas pouvoir s'en séparer. Si son corps ne devait lui offrir que peu de possibilités, son esprit, par contre, connaissait tout de la diplomatie. Jovial, il profita de mon apathie à poser des question pour ne pas y répondre. Son ego me submergea totalement. Enfin: - Ecoutez, Wolmann, je comprends tout à fait vos déboires et je me tiens toujours prêt à vous écouter. Mais pour l'instant, je dois sacrifier à mon devoir pour conserver à la fraternité l'honneur qu'elle s'est forgé au sein du campus. Or cet honneur vient d'être bafoué ! Remarquant ma surprise, il poursuivit: - Je dirige la plus respectable des confréries présentes dans cette université, vous savez... Mais il se trouve que certains se permettent de mettre en doute le bien-fondé de notre institution. Je parle de cette bande de pseudo- idéalistes de la fraternité PSI. Ils nous ont ouvertement incriminé: ils paieront le prix de leur arrogance cette nuit, quand ils nous verront nous aussi présents à leur cérémonie d'intronisation... "Il reste peu de nos hommes à ne pas être au courant de notre assaut nocturne, et le téléphone arabe fonctionne bien... Je crois que nous pourrons compter sur la fraternité au complet... enfin, si vous vous joignez à nous... J'acceptai, sans trop savoir pourquoi. Le soir venu, la foule comprenait des affiliés des deux confréries. Les membres de la fraternité PSI nous considéraient avec méfiance, marmonnant entre eux imprécations et questions dubitatives concernant notre présence. Manifestement, nous étions en plus grand nombre qu'eux. Chacun d'entre nous choisissait sa cible et dégustait à l'avance la brutalité qu'il allait consacrer à l'affrontement, espérant un massacre. Personnellement, une tête connue m'inspira une bonne poussée de barbarie: il s'agissait d'un autre étudiant que je haïssais cordialement, pour la simple raison qu'il était mon rival intellectuel - et croyant par dessus tout ! Il s'appelait Camerone Farrel; il était grand, robuste, placide et sans doute plus fort que la moyenne. Il arborait un blouson bleu et un peu usé, au-dessus duquel trônait une tête joufflue, moustachue et grossière, ornée d'un nez aquilin et de courts cheveux bruns ondulant au faible vent du soir. Je savais qu'il ne m'aimait pas, et qu'il exécrait les athées en général, "ces émissaires du diable": autant de raisons de le détester ! Il me jeta un regard noirci d'une reconnaissance amère. La porte de la fraternité abhorrée s'ouvrit, découvrant un homme de grande taille, mince et svelte. Certains de mes compagnons murmurèrent: - Le Juif ! Il ne faudra pas le rater ! Ils avaient reconnu Peter Traubmann, maître de la fraternité PSI. Un hurlement sauvage retentit. On venait de lancer l'ordre d'attaque. La bataille débuta sous mes yeux. A notre tête s'était élancé Thorne. Nos ennemis tentèrent de former une barrière devant la porte, mais elle fut balayée à coups de poings. Tandis que certains se lançaient dans des duels enragés, d'autres pénétrèrent dans la maison et entreprirent de pratiquer le vandalisme. J'étais moi-même entré et j'inspectai la masure entre deux horions. L'édifice devait dater de plusieurs décennies, construite avant l'université, s'apparentant au style Victorien, très répandu dans la région. Rien à l'intérieur n'avait été remplacé ni modernisé, à part pour y installer le quelque matériel utilitaire nécessaire au confort, sans pour autant déparer de l'ensemble. Le tout était d'apparence très ancienne, orné de façon hétéroclite ça et là, sans luxe excessif mais suivant une architecture ordonnée. Notre groupe fut arrêté dans ses déambulations dévastatrices par un contingent adverse sous les ordres de Farrel. Sans attendre, la mêlée s'engagea sur les marches d'un des escaliers. Farrel fut mon adversaire direct. Il me plaqua et je sentis la pression sur mes côtes du bord d'une marche. Immédiatement, mon poing s'abattit sur son nez, me permettant de me dégager. Son ventre, puis sa mâchoire devinrent mes cibles, mais il esquiva le second coup avec une prestance inattendue. Sa force, par contre, n'était pas mésestimée. Le sang - mon sang - gicla depuis mon nez. Je ne me contrôlai plus. La haine m'étreignit. Bondissant au devant de Farrel, je le précipitai d'un coup de pied au bas de l'escalier. Il ne se releva pas. Le saccage put commencer. Les ennemis de la confrérie payaient le prix de leurs sarcasmes. Thorne se montra sans doute l'un des plus sauvages; il expédia Traubmann à l'hôpital, se servant avec habilité d'une branche d'arbre faisant momentanément office de gourdin. Une fois la destruction achevée, Thorne ordonna aux cohortes formées à l'occasion de pourchasser les fuyards jusqu'à ce que tous ressentissent les stigmates de leur sacrilège envers la loge athée sous forme d'hématomes, coquards et plaies. Et tous furent battus, tous furent estropiés. Je dormis parfaitement bien cette nuit-là. Comme il fallait s'y attendre, toute la loge fut convoquée dès le lendemain par le président de l'université, alerté par les témoignages des quelques philosophes que les séquelles du combat n'avaient pas empêché de revenir pour demander justice. Le président, ce petit personnage à moitié chauve, nous reçut avec le sourire pernicieux du vampire devant sa proie. Ce rictus si caractéristique du représentant de l'ordre scolaire, cette grimace ironique qui derrière un calme feint démontrait la soif mauvaise qui habitait ce genre de personnes. Ce directeur, comme tant d'autres, voyait en l'élève un amalgame d'enfant attardé, de délinquant fou furieux et de cible potentielle; une victime qu'il espérait bien humilier sous prétexte de lui apprendre la vie d'adulte, comme si cet irresponsable, toujours dépendant de la vulnérabilité de ses victimes, connaissait quelque chose à la maturité... Cette fois, la proie était mal choisie, car Thorne se montra bien plus finassier que le malheureux président. Thorne s'enferma avec son larron dans le bureau de celui-ci et lui imposa une plaidoirie qui dura une heure bien pleine. Il ressortit enfin et nous parla: - Et bien, mes amis, le doute qui planait au sujet de l'origine de la triste escarmouche d'hier soir est dissipé ! Il semble en effet, d'après le peu de témoignages recueillis, que les coupables ne soient autres qu'une sinistre bande de voyous ! Nous nous réjouîmes tous de la surprenante aisance de Thorne. Rien ne pouvait contrer la force de notre groupe. Dehors, personne ne vint nous molester, personne ne nous manqua de respect. La vie reprenait son cours. Je me pris à contempler la nature animée par la magnificence du monde. Les arbres riaient, les oiseaux chantaient, les insectes s'entraînaient les uns les autres dans de folles sarabandes aériennes. Tous supportaient leur existence avec allégresse, et vivaient dans la béatitude, grâce rendue à la création. Le monde était bienheureux. Et moi... maudit. Maudit ? Maudit, je l'étais bel et bien. J'avais tout tenté pour me démarquer de la superstition, de la croyance, en accomplissant les plus vils actes, laissant émaner de moi des sentiments dignes d'un dépravé. J'étais un vrai athée, un vrai. Un nihiliste ! Mais j'étais avant tout un fou, un pauvre fou. Je me précipitai chez Thorne. Beau parleur comme il était, il m'avait embarqué dans un engrenage immonde sans que j'eusse la moindre réaction. Je prenais enfin conscience de ma crédulité face au dispensateur d'un culte impie. L'athéisme, voulant remplacer la religion, seulement capable de défigurer ce qu'elle avait construit, sans espoir de la voir remplacée par une idée plus belle. Seulement le néant. Il ne s'agissait même pas pour moi de croyance, qui me laissait encore dubitatif, mais simplement d'éthique, cet ersatz de bon sens, que je voulais respecter et que j'avais honteusement enfreinte, sans le moindre remords. J'arrivai à la confrérie quelque peu défroqué, bien essoufflé, mais tout à fait lucide. Je ne me perdis pas en fioritures avec les deux lieutenants postés à l'entrée; j'entrai directement dans la salle de cérémonie sans frapper à la porte, que je préférai repousser d'un geste violent, en guise de bonjour. L'unique mot que Thorne proféra fut: "Quoi ?" - Eclairez-moi ou ne comptez plus me voir parmi vos fidèles ! lui répondis-je aussitôt, d'un ton que je trouvais plus hargneux que je l'eusses souhaité, mais qui était le seul à avoir voulu se dégorger. - Ha ! reprit-il sans la moindre trace de surprise, je m'y attendais, figurez-vous ! Et vous croyiez peut-être que je ne savais pas voir ? Aveugle, je le suis sans doute, de vous avoir cautionné; mais j'ai eu raison de vous garder à l'oeil... Vous paraissez étonné (c'était bien le cas), et bien ne le soyez pas tant: la cause de vos ennuis se trouve toujours là où je l'avais vue: sur votre poitrine, qui dépasse de votre chemise ! Interloqué, je regardai l'endroit qu'il m'avait désigné du doigt. Je ne voyais vraiment pas ce qu'on pouvait y trouver d'incongru. Il ne dépassait rien... Rien à part... Une petite croix d'argent. Cette babiole, à laquelle je n'avais jamais octroyé la moindre importance, avait été mise à mon cou par ma pauvre mère sur son lit de mort. Elle m'avait fait jurer de ne pas quitter ce petit emblème, dernier rempart du christianisme qu'elle avait essayé de me faire aimer. Thorne coupa court à mes réflexions par un "Alors ?" - Alors quoi ? rétorquai-je. Thorne pensait sincèrement qu'il pourrait me rallier à lui en peu de temps. Mais il se trompait. Cette croix la source de mes ennuis ? Non. La cause de mes tourments, c'était moi-même. Moi. Constatant l'échec de ses belles paroles, Thorne enragea et me cracha: - Et bien, si tu le prends comme ça, je vais te prouver ta stupidité ! Tu te crois athée alors que tu es vendu au Nazaréen ! Tu trahis ta conviction en t'acoquinant avec notre pire ennemi, dont la chute est notre seule raison d'être ! Et maintenant tu doutes... Et bien demain tu auras compris. D'ici minuit j'aurai eu le temps d'installer pour te donner une preuve de mes théories... Par l'absurde ! Rendez-vous ce soir, ici même ! Je préférai sortir, l'atmosphère devenait méphitique. Une fois derrière la porte, j'entendis encore: "Le Porteur! Hah ! On verra bien s'il viendra !" Qu'est-ce qui m'attendait encore ?... Je le saurais le soir même. La journée se passa sans grande prestance de ma part. Je m'en tins à une écoute discrète des cours et ce ne fut qu'en rentrant chez moi que je pus goûter à un peu de tranquillité et de rêve, grâce à la musique. Quant à la croix, rien ne me convainquit de la quitter. Une promesse était une promesse. Je tiendrais la mienne. La croix demeura sur la poitrine qui avait réchauffé son métal brillant et naguère glacé. Elle ne connaîtrait pas de nouveau le froid auquel l'athéisme l'aurait laissée. Minuit: l'heure à laquelle les terreurs obscures sortent de leurs cavernes et s'ouvrent les plaies de l'esprit humain, gouffres sordides, refuges de larves qui ont pour nom phobie, frayeur, méchanceté... Je pressentais les ennuis. Aucun chat noir ne m'avait croisé, aucune sorcière ne m'était passée au-dessus de la tête, mais la maison de béton, elle, attendait de m'engloutir dans ses entrailles. Pour la première fois, cet édifice m'inspirait la frayeur, sans raison pourtant. Je réprimai l'appréhension qui m'étreignait, néanmoins le mauvais pressentiment persistait. Les ennuis étaient proches. La porte s'ouvrit silencieusement et Thorne surgit, se frottant les bras tandis que le vent se levait. Un vent froid. Bien trop froid pour la saison. Il me pria d'entrer et la porte se referma sur nous. Toutes les lumières de la maison étaient éteintes, à l'exception d'une lueur qui filtrait sous l'embrasure de la porte donnant sur la salle de réception. Thorne poussa la dite porte. La pièce n'avait pas connu de bien grands changements. Quelques ornements avaient été adjoints, l'autel avait été tendu de noir. La lumière était assurée par quelques chandelles. Des chandelles noires. Enfin, j'aperçus sur le sol, tracé à la craie, un pentacle dont les symboles cabalistiques ne me trompèrent point sur les intentions de Thorne. Il signifiait beaucoup de choses. Trop de choses. - Ce pentacle... C'est le pentacle du diable ! Je tournai les talons, mais Thorne s'interposa. - De quoi avez-vous peur ? Vous vouliez une preuve, non ? Et bien je vais vous en fournir une, moi. Je vais établir l'évidence de mes dires. Si Dieu n'existe pas, son homologue dans le mal n'est lui non plus pas réel. Alors quoi ? Si vous pensez qu'il l'est, le meilleur moyen d'en être certain, c'est de l'invoquer ! Le ton sournois qu'il employa me fit déglutir. - C'est de la folie ! dis-je. - C'est de l'athéisme, répondit-il. Je fus contraint d'assister à l'invocation. Un miroir fut découvert, qui décupla la lueur des chandelles. Après les premières incantations, il alla même jusqu'à attraper un coq noir, qu'il avait dû se procurer chez un fermier du canton, à l'égorger et à répandre son sang sur le pentacle. Il était soit décidé, soit fou. Il était enragé. Son acharnement ne fut pas vain car, rapidement, d'étranges brumes apparurent à la surface du sol. Elles étendirent leur odeur écoeurante jusqu'à atteindre la moitié de la hauteur de la pièce. L'invocation était lancée de façon irréversible. - Blasphémateur ! Ce mot résonna dans la salle. Thorne fut brusquement arraché à sa transe. Tandis que je me tenais la tête à deux mains, l'enfer se déchaîna. - Ce que je crée, je le reprends ! Thorne n'eut que le temps d'hurler. Un torrent de feu l'emporta, et avec lui ses expiations. Là où il allait, il expierait jusqu'à la fin des temps. Il me fallait sortir avant que le feu ne m'emportât à mon tour, ou que le rire - ce rire qui résonnait à tue-tête, ce hurlement démoniaque - ne me rendît fou. Les portes claquèrent sous mon nez. Rien ne servit de tirer les poignets, aucune issue ne me serait laissée. Mon destin m'attendait. Je sentis le feu ronger mes vêtements, commencer à lécher ma peau. Et sous les vêtements calcinés, la petite croix d'argent apparut. Le rire se ternit. Puis je n'entendis plus rien que le silence. Je ne vis plus rien. Je ne sentis plus rien. Je devais être mort. Deux bras me saisirent et me traînèrent; l'air se fit plus frais. En reprenant conscience, je vis le visage noirci de Farrel, marqué par la fatigue et l'inquiétude. Puis les alentours; la maison dévorée par le feu, les pompiers s'affairant autour des ruines et ramassant les blessés. Je ne vis pas Thorne parmi eux. Farrel m'expliqua laconiquement qu'il avait vu la maison soudainement exploser alors qu'il se trouvait en train de faire diverses réparations sur le fronton de sa propre bâtisse généreusement retapissée par nos soins... Il s'était hâté et, par chance, m'avait retrouvé au milieu du brasier juste à temps pour me sauver la vie. On ne retrouva jamais le corps de Denis Thorne. L'accident donna lieu à une enquête, mais on ne parvint pas à trouver de cause véridique à l'incendie. On se contenta d'en inventer une. La fraternité PI fut rouverte quelques mois plus tard. Elle se fit beaucoup plus discrète et moins belliqueuse envers la métaphysique. Ce qui lui fit perdre une part de sa respectabilité. Quant à moi, plus jamais il ne me prit l'envie d'être athée. Un petit saut maintenant en Australie pour retrouver notre ami Adam et le fameux Dr John Dee dans..... "Les souvenirs passés sont les rides de l'âme." (X. de Maistre) "L'amour L'amour est un tyran qui n'épargne personne." (P. Corneille) - 1 - " Ol sonf vors g, gohó Iad Balt, lansh calz vonpho; Sobra zol ror i ta nazpsad, graa ta malprg; Ds hloq qaa nothoa zimz, od commah ta nobloh zien; Soba thil gnonp prge aldi; Ds urbs oboleh g rsam; Casarm ohorela taba Pir; Ds zonrensg cab erm iadnah. Pilah frazm znurza adna gono Iadpil, ds homtoh; Soba ipam, lu ipamis; Ds Ioholo vep zomd poamal, od bogpa aai ta piap piamol od vooan. Zacare, ca, od zamran; odo cicle qaa; zorge, lap zirdo noco Mad, hoath Iaida". " Je règne sur vous, dit le Dieu de justice, de son pouvoir exalté au-dessus des firmaments du courroux; dans les mains duquel le soleil est comme un glaive, et la lune comme un feu pénétrant; qui mesure vos vêtements au milieu de mes vestures, et vous a lié ensemble comme les paumes de mes mains; dont j'ai garni les sièges avec le feu du rassemblement; qui a embelli vos vêtements avec admiration; à qui j'ai fait une loi pour gouverner ceux qui sont Saints; qui vous a livré un bâton avec l'article de la connaissance. En plus, vous avez élevé vos voix et juré obéissance et foi à Celui qui vit et qui triomphe; dont le début n'est pas et dont la fin ne peut être; qui brille comme une flamme au milieu de votre palais, et règne parmi vous comme la balance de la droiture et de la vérité. Remuez-vous, par conséquent, et montrez-vous; ouvrez les mystères de votre création; soyez amical envers moi; car je suis le serviteur du même Dieu que vous, le véritable adorateur du Très Haut." C'était le premier message d'une longue série que John Dee, astrologue de la Reine Elizabeth d'Angleterre, avait recu en mars 1582. Celui-ci et son assistant, Edward Kelly, se servaient, pour entrer en communication avec les anges, d'un talisman en cire envoyé par l'ange Uriel, le Sigillum Dei Emeth, et d'un miroir d'obsidienne noire, ressemblant à une boule de cristal. Cette dernière est appelée communément la pierre du ciel. Celle-ci aurait été confiée au Magister Dee par un ange, ayant l'apparence d'un enfant alors qu'il se tenait à la fenêtre d'occident de la bibliothèque de l'astrologue. C'est cette pierre du ciel que je détiens, et qui ne quitte plus la poche de mon pantalon. C'est celle que j'ai volée au Pape. Cette pierre est le seul instrument qui puisse dévier les ondes cérébrales, celles du Vrill. Le Vatican avait engagé un des meilleurs cambrioleurs de l'époque pour la dérober au British Museum de Londres voici plusieurs dizaines d'années. L'Eglise jugeait opportun d'analyser la pierre du ciel pour prendre contact avec les anges, et n'avait pas hésité à transgresser un des ses dix commandements. A l'époque de Dee, le rituel pour prendre contact avec les messagers de Dieu s'établissait d'une curieuse manière. Une prière était d'abord prononcée par le très chrétien Dee. Le cristal était ensuite découvert de son étui d'or. Kelly se concentrait et y avait par la suite des visions. Il perçevait des voix d'un autre monde qu'il transmettait à Dee qui transcrivait aussitôt. Le langage utilisé par ces intermédiaires divins était l'énochien, celui qu'utilisait Adam avant sa chute. Certains érudits du Vatican, à la fin du XXIIeme siècle, ont essayé de renouer le contact avec les anges, comme Dee et Kelly le faisaient, mais à chaque fois, leur tentative sombrait dans un amer échec. Peut être aurait-il fallu un médium de la même trempe que Kelly? Certains professionnels du milieu occulte ont été secrètement contacté, mais rien ne parvenait à vaincre les arcanes de la pierre d'obsidienne noire. Malgré cet échec, la tentative de l'Eglise romaine a abouti à une constatation assez consternante et très utile pour qui possède cette pierre. Les résultats des discussions unilatérales des médiums ont permis de constater que la pierre du ciel déjoue les ondes Vrill, celles qui fourmillent dans notre cervelle. Le Pape, se rendant compte de l'importance que cette pierre offre, la range soigneusement dans son coffre-fort personnel. Celui-ci se trouve dans sa chambre, caché derrière un des tableaux de Saint-Antoine du peintre Jérôme Bosch et gardé par deux gardes à l'entrée de la pièce. Je sais que l'endroit choisi est à la limite du poncif, mais, étant d'une nature supersitieuse, il ne veut pas la mettre autre part qu'au-dessus de sa tête lorsqu'il dort au Vatican. Il croit ainsi avoir la flamme de l'esprit saint qui le protège lorsque Morphée lui tient compagnie. Bien peu de personnes ont connaissance de l'existence de cette pierre. Moi, un de ses secrétaires particuliers, je sais presque tout du représentant de Dieu sur Terre. Je suis à son service depuis quinze ans, et il me fait confiance. Pour un objet de cette importance, il n'aurait pas dû! Je ne suis pas Saint-Antoine, je ne résiste pas à la tentation. Le pape est parti pour trois semaines constater l'état d'avancement de la construction de la nouvelle tour de Babel. Elle est déjà si immense! Sa construction a commencé il y a un peu plus d'un siècle, et il veut qu'elle monte encore plus au ciel. Pour penser comme cela, je suis certain qu'il est manipulé par cet intrigant d'Angelo Pocci. Cela fait plusieurs années que je suis au Vatican, et je ne l'ai pas vu prendre une seule ride. Certaines rumeurs prétendent qu'il conseillait déjà Jean-Paul II. Est-ce vrai ou non? Tout ce que je sais, c'est que c'est un mystérieux personnage, mais très puissant par son influence. Il est si secret que personne ne connait rien de lui, sauf qu'il est là, et depuis fort longtemps. Enfin! En raison de son voyage, la Pape m'a laissé au Vatican pour gérer les affaires courantes. J'ai maintenant cette pierre en ma possession et j'ai seulement trois semaines pour agir avant que celui-ci ne revienne. Ces vingt-et-un jours me suffisent pour réaliser mon sacrifice. Un sacrifice, non pas au nom de Dieu, mais au nom de l'homme. - 2 - Un juge patibulaire entre dans la cour des récompenses. Les gens se lèvent par respect et par obligation normative. Le magistrat déclare la séance ouverte. Le procureur de Dieu attend quelques secondes et prend ensuite la parole à laquelle il fait honneur par sa diction: - En ce jour du 7 janvier 2160, Messieurs les jurés, le cas de Monseigneur Vincent Finné est à prendre en compte respectueusement. C'est, en effet, le jugement d'un honnête citoyen qui toute sa vie n'a commis que du bien. Aujourd'hui, il a 180 ans. Bel âge en effet! Il se sent vieux et réclame à la société son dû, l'euthanasie. Je tiens à vous rappeler Messieurs les jurés, qu'être condamné à l'euthanasie se mérite, je vous demande par conséquent d'être impartial dans votre jugement. La parole est à l'avocat de la défense. L'avocat, vêtu de sa robe noire et d'une tonsure, tout deux symboles de sa profession, se lève. Il se retourne discrètement pour jeter un rapide coup d'oeil sur les spectateurs silencieux. Satisfait de son public, il dirige d'abord sa vision sur le juge, ensuite sur le procureur, et pour finir sur les jurés. Il tousse légèrement deux fois et récite son allocution en bougeant ses bras et ses mains de manière à se rendre vivant et intéressant: - Monsieur le juge, Monsieur le procureur de Dieu, Messieurs les jurés, Bonjour. Vous n'êtes pas sans savoir que mon client est l'un de nos plus admirables concitoyens. Monseigneur Finné exerce pour le moment la fonction d'Evêque au sein du clergé. Mais il faut aussi vous rappeler qu'il est le père du mouvement néo-existenciel qui est l'expression de notre modèle culturel actuel. Le catholicisme s'est reformé de manière douce il y a deux siècle pour nous offrir son message de paix. Depuis 130 ans, nous vivons pleinement dans la gloire de Dieu. Vous n'êtes pas sans savoir qu'avant le début de la construction de la nouvelle tour de Babel, en 2020, les consommateurs vivaient dans un monde désenchanté, ils se bornaient à la matérialité des choses, ils n'avaient plus aucune croyance en Dieu. Les pauvres âmes se sentaient perdues parce qu'elles n'avaient plus aucun chemin à suivre! Elles n'avaient plus de père ou de repères. Celles-ci s'égaraient même dans des sectes qui éloignaient dangereusement les brebis du pasteur. C'est pour cela qu'il faut remercier Monseigneur Finné, ce grand prélat!, pour sa grande clairvoyance qui a permis de réenchanter le monde, qui a permis d'avoir de nouveau la foi en Dieu, le seul et unique dieu chrétien. Je vous prie de croire, Messieurs les jurés, que si nous vivons heureux dans notre société, c'est grâce à Monseigneur Finné. Et pensez bien qu'il a trop bien merité sa récompense. Il a tellement aidé les pauvres âmes en perdition que nous étions. Il nous a si bien remis dans le droit chemin. Nous devons lui rendre la pareille, Messieurs les jurés! Accordez lui l'euthanasie. L'avocat de la défense se rasseoit, et fixe d'un regard rassurant Monseigneur Finné. L'Evêque se sent soulagé et repose le stylo qu'il avait manipulé avec nervosité lors du discours. De nombreuses écorchures ornent les flancs de l'instrument d'écriture. Le procureur de Dieu reprend la parole: - Messieurs les jurés, dans une procédure normale à la cour des récompenses, il est habituel après la déclaration de l'avocat de la défense, que le procureur de Dieu fasse venir à la barre des témoins qui pourraient faire infléchir votre opinion au sujet de son droit le plus civil, l'euthanasie. Mais étant donné les vertus si...vertueuses -si je puis me permettre- du client, aucun témoin n'est justifié à se présenter à la barre. Le juge déclare la séance close. Elle reprendra pour faire publicité du vote des jurés . Quarante minutes plus tard, le juge invite l'inculpé à se lever et à prendre connaissance de la sentence. Un juré se lève et prend la parole sans pour autant égaler la vive allocution des avocats: - Après discussion, et à l'unanimité des voix, nous déclarons l'accusé innocent. Son désir d'accéder à la mort civile est accepté. Le juge fixe la date de l'exécution au 28 janvier, à la Collégiale de Nivelles. Le sang et le corps du Christ y seront consacrés. - 3 - Dans la banlieue, le "piano bar" reste ouvert toute la nuit. C'est un restaurant à la carte bien remplie. La cuisine y est bonne sans être excellente. Les toilettes, par contre, sont crasseuses et il y fait trop froid l'hiver pour se permettre de flâner un peu sur le binet. Mais les musiciens qu'on invite attirent la clientèle. Ce soir, un petit groupe de Jazz y joue avec enthousiasme. Un saxophoniste, un batteur, un bassiste et une guitariste sont de la partie et interprêtent le "Summertime" de Gershwin. Seule la fille chante de sa voix rogomme. Un étudiant jobiste sue des gouttes en servant cinq brochettes de volaille-fine-champagne à une table d'étudiants tous aussi fauchés que lui. Un homme vêtu d'un complet sombre s'installe au bar et dépose sur le comptoir son feutre noir. Une croix catholique en or orne le revers de sa veste. Il demande au barman, d'un chaud accent italien: - Un manhattan, s'il-vous-plaît. Mais attention, je ne veux pas un scotch ordinaire dans le cocktail, mais un whisky malté. Un Glenfiddich fera très bien l'affaire. Le barman, tout en caressant son encombrante moustache, l'écoute attentivement et lui répond: - Veuillez me suivre derrière le bar. "Curieux procédé que celui d'indiquer une recette de cocktail pour se faire connaître" pense le prélat. Le barman le précède de deux pas et l'emmène dans les sous-sols du restaurant. Parvenu au bout d'un couloir humide, le barman se retourne sans dire un mot et s'éloigne en direction du bar. Une femme aux longs cheveux blonds l'attendait, ses bras étreignant le corps pour se réchauffer. Le couloir est poussiéreux et de légères stalagtites se forment par colonies sur le plafond de la cave. Le lieu est sombre et, seulement éclairé par une ampoule sur son lit de mort. - Monsieur Desmond? demande-t-elle pour confirmation. - Oui, repond-t-il en s'approchant d'elle. - Bonjour, je m'appelle Anne. Ils se serrent la main. - Nous vous attendions, reprend-t-elle. Notre petite assembleé est disposée à vous entendre. Veuillez s'il-vous-plaît franchir cette porte. Anne fait entrer le prêtre et le présente à l'assemblée. Elle le prie de s'asseoir. Treize personnes sont assises autour d'une large table ronde. La pièce a un aspect différent de celui du couloir. Elle est plus vivable et plus conviviale. Les murs peints en blanc sont imprégnés de traces noires et indéfinies. La température y est agréable. Le président de l'assemblée voudrait se lever, mais le plafond est trop bas. Par conséquent, il reste assis et prend la parole: - Messieurs, vous n'êtes pas sans savoir que le malheur de l'humanité est la conséquence de la bulle papale de 2030 condamnant le libre-arbitre de vie ou de mort. Cette même bulle est le fruit amer du régime autoritaire néo-existenciel catholique. L'Evêque Finné a si bien fait pression pour offrir un modèle culturel, si peu desiré par notre société, que nous en sommes aujourd'hui trop dépendants. Tout cela parce que notre foutue science s'est developpée inconsciemment jusqu'à l'extrême. Car, rappelez-vous toutes les histoires d'avant cette bulle papale, rappelez-vous que les gens mourraient. Ils se faisaient, par exemple, écraser par une voiture. Parfois même, ils s'endormaient dans leur sommeil et ne se réveillaient jamais plus. J'ai même entendu dire que certaines personnes sont mortes d'épectase. Mais surtout, ils avaient encore le choix de vie ou de mort. Ils pouvaient même décider de quitter ce monde en se tuant selon leur propre volonté. Les catholiques de l'époque luttaient contre le suicide en faisant croire aux hommes que si cet acte était accompli, ils se condamnaient à devoir vivre en enfer. Maintenant, en raison des progrès techniques, le suicide est tout simplement impossible et nous nous devons de reconquérir ce bien volé, ce droit qui ne peut être substitué. De nos jours, il n'est plus question d'avoir le choix de mourir. Avoir l'honneur d'être occi est devenu uniquement un droit civique. C'est la récompense ultime de l'Etat. Vous lui avez rendu de multiples services, vous étiez bien conformiste, et maintenant vous n'êtes plus performant, on vous donne l'autorisation de mourir, de quitter cette vie. Desmond suit avec attention l'homme, mais les regards que lui lancent Anne le perturbent. Il se sent mal à l'aise et continue malgré tout d'écouter en tâchant de contrôler son embarras: - Repensons aux moments de bonheur, avant que l'on ne constate l'existence d'une énergie propagée par le cerveau dans l'environnement: le Vrill, avec pour chaque cerveau une émission spécifique, et pour chaque émission, un code personnel qui est inscrit dans l'ADN. Tout cela est maintenant recueilli et traité par un macro-ordinateur. Quand vous pensez que chacun de nos cerveaux est relié à cette machine par l'émission de nos ondes Vrill, et chaque fois que l'on vient à mourir, cette même onde se tarît, et l'ordinateur le constate. Alerté par cette feraille, les ambulances viennent aussitôt à la rescousse. Et même si la personne vient à mourir sur le coup, l'ordinateur, à l'instant même du décès, renvoie à son tour des ondes Vrill stimulantes pour maintenir le cerveau en vie. Le corps peut s'éteindre, mais le cerveau vit éternellement à cause de ce foutu macro-ordinateur. De nos jours, le corps est tellement facile à rafistoler, qu'il est impensable de passer de vie à trépas. On peut même recevoir un nouveau corps s'il n'en reste presque rien après l'accident. Nos ondes cérébrales sont traitées individuellement vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Bien sûr!, maintenant nous avons la vie sempiternelle, mais nous ne pouvons pas la supporter. Voyez nos hôpitaux psychiatriques, ils sont remplis de malades de la vie. Ce sont maintenant des marginaux de la mort. On les soigne, mais rien ne les guérira. La seule solution est de les débarasser de leur vie encombrante. Mais pour cela, l'Etat doit leur ratifier ce droit. Et un marginal ne peut malheureusement pas l'obtenir. Ce qui veut dire que pour mourir, le citoyen doit avoir rendu suffisamment de services intéressants à l'Etat, c'est-à-dire qu'il a prouvé qu'il est un gentil conservateur. Le locuteur stoppe quelques secondes pour se rafraîchir le gosier et reprend tout de suite: - Dés qu'il y a autorisation d'euthanasie, des inspecteurs programment l'ordinateur pour qu'on laisse mourir la personne méritante. La mode actuelle en est à célébrer cela dans une église. Nous nous devons de changer le système. Le monde vivant est bien trop petit pour l'homme, il lui faut d'autres horizons. Et beaucoup d'hommes comme moi, pensent que ces horizons sont apportés par la mort. Paradis, Nirvana, Champs-Elysés, ou Enfer, nous ne savons pas. Mais nous voulons le droit de décider du moment de notre mort. Le droit de ne plus devoir accéder à un tribunal et à pouvoir s'euthanasier dans l'intimité, et non devant une foule. Rendez-vous compte!, La mort est devenue si rare de nos jours, qu'il est permis que tout en chacun puisse assister à ce spectacle. Nous réclamons le droit de programmer l'ordinateur à notre guise sans pour cela passer par l'Etat. Nous ne voulons pas détruire l'ordinateur, nous voulons seulement avoir le droit à sa programmation. Des questions? Un jeune homme, au crépuscule de la quarantaine demande d'un air sceptique au président de l'assemblée: - Mais si on nous laisse ce droit, l'ère du crime reviendra, des gens pirateront le système informatique et pourront se jouer de la vie d'innocentes personnes. Les assassinats et meurtres en tout genre reviendront. Le président reprend une gorgée d'eau et lui répond d'un air docte: - Oui, nous avons prévu cela, c'est un risque à courir. Il faudra établir une police criminelle spécialisée. Constatant que personne d'autre ne désire intervenir, il réenchaîne: - Vous n'êtes pas sans savoir que ce soir nous avons un invité: le Cardinal Desmond. Je l'invite à prendre la parole. Son plan pour faire connaître au peuple nos idées contestataires vous a déjà été exposé et soumis à la séance précédente. Ce qu'il propose aura beaucoup plus d'impact dans l'esprit des gens qu'une simple manifestation dans la rue ou qu'une action terroriste. Le prêtre pose ses mains à plat sur la table et prend la parole: - C'est avec un grand plaisir que je m'adresse à cette assemblée. Parmi le clergé, on me considère comme un hérétique parce que mes opinions diffèrent. Je suis contre cette bulle papale qui tend à faire croire que pour monter au royaume de Dieu, il faut mourir avec l'accord de l'Etat. En clair, si l'Etat n'est pas disposé à permettre cette autorisation, cela veut dire d'après cette même bulle, que nous ne sommes pas aptes à accéder au royaume de Dieu. Je ne sais quels avantages le Vatican a pu en tirer, mais le fait est réel, le Pape a condamné le droit de mort pour entrer dans les faveurs de l'Etat. L'Eglise ne doit pas s'occuper des intérêts temporels, elle ne peut s'occuper que des intérets spirituels. Il faut passer du Catholicisme néo-existenciel au Protestantisme néo-existenciel. J'ai pris connaissance de votre groupe de résistance il y a quelques temps, et j'ai soumis à votre président mon projet pour déstabiliser le peuple dans ses idées, le forcer à réflechir. Ce monde n'est pas sain, il faut le soigner. Je me rends compte, monsieur le Président que vous avez déjà parlé de mon projet avant que vous me fassiez venir. Et quelle est donc votre décision? - Avant toute chose, déclare une dame aux cheveux grisonnants, vous avez déclaré, d'après le Président, posséder la pierre du ciel de John Dee. La seule chose qui puisse détourner les ondes Vrill du cerveau de l'ordinateur central. Cette même pierre que l'on dit perdue à jamais depuis son vol au British Museum, il y a un peu moins de cent ans. Montrez la nous! Le prêtre sort lentement de sa poche la pierre qui ne le quitte plus jamais. Il la présente à l'assemblée. La même dame très surprise de voir cette pierre reprend son ton inquisiteur: - Comment vous l'êtes vous procurée et comment pouvez-vous prouver la capacité étonnante de cette étrange pierre? Desmond relève ses mains de la table, y laissant de légères empreintes de respiration, et répond avec flegme: - Rendez-vous compte! Quand on travaille depuis plus de quinze ans au Vatican, on apprend par exemple que cette pierre est détenue par le Pape dans son coffre personnel. Je suis un des ses secrétaires et je ne sais pas pourquoi il me garde à son service depuis si longtemps. Peut-être espère-t-il me faire changer mes opinions contestataires, peut être apprécie-t-il ma compagnie car je ne me mets jamais à genoux devant lui, peut être me respecte-t-il, ou peut être tient-il à garder constamment un oeil sur moi; je ne sais pas. Il est parti visiter le chantier de la nouvelle tour de Babel pour trois semaines. Ils nous en reste seulement deux avant qu'il ne s'aperçoive du vol. Pour savoir si la pierre est efficace, il y a un moyen très simple. Madame, prenez cette pierre en main et laissez moi vous étrangler. Si dans dix minutes aucun médecin ne vient vous sauver, cela voudra dire que vous êtes morte et que l'ordinateur ne vous maintient plus en vie. Desmond lui tend la pierre d'un geste volontier avec un léger sourire. - Non je vous crois, mon père. Je tiens encore à la vie, lui répond la dame. Le prêtre est satisfait et accentue son sourire. Le président, constatant que les choses s'enveniment, décide de reprendre le débat en main: - Messieurs de l'assemblée, je vous demande de voter à main levée pour exprimer votre accord ou votre refus. Que ceux qui sont en faveur de cette opération, lèvent la main. Onze mains sur douze effleurent le bas plafond de la pièce. Le monologue reprend: - L'opération se déroulera donc dans cinq jours, à l'occasion de la cérémonie d'euthanasie de Monseigneur Finné à la collégiale de Nivelles. La séance est donc close. Messieurs, vous avez le temps nécessaire pour préparer l'opération. Vos instructions vous seront communiquées à votre domicile dés demain. Au revoir. Dans cinq jours, nous frapperons un grand coup . Les treize personnes se lèvent et remontent, chacune à leur tour et à cinq minutes d'intervalle, dans le restaurant. Anne, le prêtre et le chef sont les derniers. Desmond est intrigué par la femme et ne peut s'empêcher de lui poser une question: - Pourquoi êtes-vous contre ce projet? - Vous comprendrez, mais plus tard, lui répond-t-elle. Je vous reverrai dans cinq jours, ou peut être avant. Qui sait? Anne part et laisse le prêtre dans la cave. Il attend cinq minutes pendant que le président ferme la porte de la pièce et remonte le couloir. Arrivé près du bar, il constate qu'elle s'est évanouie du restaurant. Il espérait qu'elle y soit restée pour l'attendre. Il sort d'un pas volontaire et sa vision le frustre de nouveau: elle n'est pas non plus dans le parking. Il revient déçu au bar et commande un vin chaud qu'il s'empresse de saupoudrer de canelle. Il boit tout en profitant du spectacle. Les musiciens jouent "September song" de Kurt Weil, mais leur interprétation est loin de cadrer avec la musique originale. Il observe de nouveau l'étudiant avec cette fois-ci, trois plats de rôti-poivre-vert. Le barman à la queue de cheval roule sa moustache à la gauloise comme on roule une cigarette. - 4 - Au cours de ses études à Cambridge, John Dee fabrique un scarabé mécanique qu'il lâche lors d'une représentation théâtrale. Cet objet singulier y sème tellement la panique qu'il est de suite expulsé de l'université pour sorcellerie. Il se réfugie par la suite en 1547 en Flandre, protégé par les murs de Louvain. C'est en cette ville universitaire qu'il se lie d'amitié avec Mercator. Il voyage peu après sur le continent et y apprend foule de principes et de théories. Il est philosophe, théologien, astrologue et alchimiste. Il représente le type même du chercheur vif et savant de la Renaissance. Bien qu'il ne fasse que de chercher après la connaissance du monde visible et invisible, et qu'il ne brigue à aucun pouvoir, il inquiète et fait peur. De retour en Angleterre, il se fait arrêter pour conspiration magique contre la vie de la reine Mary Tudor. Sa protectrice Elizabeth, croyant en lui, le libère de son sort. Le 14 janvier 1559 est le jour le plus favorable selon John Dee pour le couronnement de la Reine Elizabeth. De par sa Sapience, il devient l'astrologue et l'ami intime de ce même et puissant monarque. De par ses capacités consulaires, les ministres de la puissante Angleterre l'envoient plusieurs fois en mission secrète et occulte sur le continent. Dans une librairie d'Anvers, en 1563, le fameux Stenographia, le livre de l'obscur abbé Trithème tombe enfin dans ses mains érudites. Ce livre de magie, d'alchimie et de numérologie exercera par la suite sur Dee une influence considérable sur son livre le plus célèbre: la "Monas Hieroglyphica". Ses nombreuses missions terminées, il revient s'installer loin de la Cité dans le village de Mortlake. Il peut enfin s'y consacrer dans le calme à sa science: la magie. Pour subvenir à ses besoins, il tire des horoscopes pour les aristocrates. Pour la Reine, il dresse des cartes géographiques et travaille également à un nouveau calendrier. Dee distingue trois types de magie, correspondant aux trois zones de l'univers. La magie naturelle, repose sur la "manipulation des sympathies occultes", et s'accorde au monde élémentaire. La magie mathématique, quant à elle, se réfère au monde céleste et repose principalement sur les nombres, les figures et les notes. Enfin, la magie religieuse est concernée avec le monde supra-céleste et fonctionne kabbalistiquement grâce à des "computations mathématiques" sur la valeur numérique des noms des anges. En 1582, un jeune Irlandais, du nom de Kelly lui rend visite en prétendant être un médium et un voyant naturel. Il porte également la marque de la punition infligée aux voleurs: l'oreille coupée. Le docte magicien, chassant ses préjugés, le met à l'épreuve devant une boule de cristal. Il ne faut qu'un quart d'heure avant que Kelly ne puisse y distinguer l'image d'un enfant. Dee, inspiré par la cabale, l'identifie tout de suite à Uriel, l'ange de la lumière. Le magicien, émerveillé de détenir enfin un outil de travail puissant sous la forme de cet irlandais, l'invite à s'installer chez lui. L'histoire ésotérique nous apprendra par la suite qu'en dépit d'une touche subtile de charlatanisme, il semble réellement posséder un don réel de double vue. Plusieurs mois en compagnie de Kelly s'écoulent, et Dee n'est toujours pas plus avancé dans sa recherche de la pierre philosophale. Il croyait que Kelly lui donnerait enfin la solution grâce à ses discussions avec les anges, mais l'irlandais soutient que ceux-ci s'adressent à lui en un langage inconnu, et qu'il ne comprend rien. En novembre 1582, Dee recoit la vision d'un angelot flottant à l'extérieur de la fenêtre. L'être céleste tient en main une sorte d'oeuf de cristal. Dee associe l'Ange-à-la-fenêtre-d'Occident à Uriel. L'Archange Michel se révèle à lui et lui dit au moment même de ne pas prendre peur et d'accepter comme présent la pierre du ciel. Cette même pierre, qui sera receuillie, bien après la mort de Dee, par le comte de Peterborough et ensuite par Horace Walpolese, se trouvera pendant longtemps derrière une vitrine du British Museum, en compagnie de bibelots de l'ère Elizabétaine. A la suite de ce don divin, de nombreux messages sont percus par Kelly sous la forme de carrés remplis de lettres. Dee prend l'habitude avant chaque séance de préparer des grilles contenant 49 fois 49 carreaux, ou 36 fois 72, ou 12 fois 13 carreaux. Lorsque Kelley entre en transe, celui-ci lui dit:" L'ange désigne telle colonne et telle rangée". Le langage utilisé par les anges est l'énochien, dialecte qu'Adam utilisait avant sa chute (Enoch, fils de Caïn, père de Mathusalem, joue un rôle important dans l'ésotérisme des juifs et des chrétiens). A la fin de l'opération, Dee renferme prudemment son cristal dans un étui couvert d'or et médite sur la conversation. En 1585, Dee, sa femme, ses trois enfants et Kelley partent pour le continent. Un voyage qui s'éternise pendant quatre années, et dont les péripéties restent toujours obscures. A leur retour en Angleterre, Dee et Kelley se séparent. Le Magister, avant de mourir en 1608 à l'âge de 81 ans, acepte, parce qu'il n'a plus de rente, le poste de recteur du Collège du Christ à Manchester de 1559 à 1605. Il est toujours considére comme l'un des premiers occultistes à avoir constamment communiqué avec les esprits. D'autres, le considèrent également comme le fondateur de la recherche psychique moderne. Des critiques shakespeariens sont également d'accord pour admettre que John Dee est l'original du personnage de Prospero de la "La tempête". Quant à Kelly, parce qu'il est trop grand et trop gras, la corde qu'il confectionne pour s'échapper de la prison de Prague, ne résiste pas et se rompt. Il meurt des suites de ses blessures en février 1595 dans le royaume de Rodolphe II de Habsbourg. John Dee a réalisé des descriptions, lors des nombreuses manifestations des anges dans la pierre du ciel. Il les a receuilli dans son journal dont voici un extrait du 16 octobre 1583: " A deux heures de la nuit, mes compagnons et moi ayant commencé l'Operation, à la demande et au plein consentement de l'Assemblée, nous étions entièrement d'accord pour ne pas y renoncer jusqu'à ce que nous ayons mené quelque chose à son terme, ou qu'on ait fait tout ce qu'il fallait. Aussi je donne une brève et véritable narration de ce qui a suivi. Après la première Invocation, deux Hommes apparurent dans le Miroir. Tout en continuant, et en faisant de plus fortes Invocations, un grand souffle sur le parquet arriva et provoqua un grand bruit, et, avant qu'il ne cessât, créa un tourbillon à plusieurs reprises, à la surprise et à l'admiration de toute notre assemblée. Tout en poursuivant et en continuant de lire, quelque chose arriva et donna un coup sur la Table et puis sur le sol, ce qui fit une bruit faible sur le plancher..." - 5 - Jour J moins deux. Il est vingt heures. Une main aux doigts effilés et aux ongles vernis frappe à la porte de la maison occupée par Desmond. Celui-ci profitant qu'un de ses amis est parti en voyage, s'y est installé en secret. Il tient à rester discret lors de son voyage en Belgique et ne veux par conséquent pas se montrer dans un hôtel. Anne ne se fait pas attendre. Se rendant compte que la porte n'est pas fermée à clef, elle entre d'un pas alerte. Elle pose son châle sur une table et trimbale jusqu'au divan une boîte rectangulaire de couleur gris-vert. - Je ne vous attendais pas si tôt, dit le prêtre sortant de la cuisine. - Je voulais vous voir, répond-t-elle en s'asseyant nonchalamment sur le canapé. J'ai apporté une bouteille de whisky, du Lagavulin. C'est un excellent malt. - Je n'aime pas le whisky. Mais je vous en prie, servez-vous. Je vous accompagne avec une bonne trapiste. Je vous apporte un verre, et je vais chercher une bière. Anne ouvre la bouteille pendant que Desmond coltine la bouteille et les verres. - Pourquoi avez vous apporté du Lagavulin? demande-t-il en déposant son léger fardeau. - Parce que j'ai besoin d'une fameuse dose de whisky pour ce soir et aussi en raison d'un souvenir d'Ecosse qui ne me quitte plus . Elle fait cul-sec sans broncher et se ressert un autre verre. - Un souvenir? reprend le sacerdotal tout en essayant de ne pas montrer sa surprise. - Un souvenir d'une femme amoureuse. J'y ai rencontré un homme que j'ai aimé pour le reperdre à nouveau dans un autre pays, dans un autre continent. Mais qu'est ce que cela peut bien vous faire? Vous n'êtes qu'un prêtre avec pour unique souvenir votre communion en culotte courte. - Mais un prêtre peut très bien avoir aussi d'autres souvenirs. - Si vous en aviez, vous ne vous sacrifierez pas pour notre cause. - C'est vrai, rien ne me retient dans ce monde. Je n'ai ni parents, ni amis, ni femme, pas même un chien qui remue la queue en me voyant. Un boulet accroché à ma jambe, voilà ce qu'est ma vie . - Je vous hais, vous les prêtres. Vous enseignez la contre-nature. Vous prêchez la chasteté. Vous méprisez la vie sexuelle et vous la souillez par votre notion d'impureté. Vous êtes une incitation publique à la contre-nature. Et c'est bien le seul et véritable péché contre l'esprit saint de la vie. - Vous ne pouvez me haïr comme cela. Nous aidons les gens, nous leur permettons de se confesser,... - Un bon ami est bien préférable, car lui au moins vous connait, et il ne retape pas des formules clé-sur-porte. Mais tais-toi... Anne se rapproche de Desmond, et ouvre les boutons de son chemisier. Elle défait son soutien-gorge et embrasse le prêtre. Celui-ci sent une chaleur inconnue envahir son corps. Jamais une femme ne l'a touché d'une telle manière et il se sent perdu. Il veut résister au désir qui l'éprend, mais son corps ne l'écoute pas. Il entre peu à peu en érection. Des lèvres se cherchent, deux souffles apprennent à se connaître, des corps s'approchent l'un de l'autre. Les deux visages d'un même desir se confondent le temps d'une union. Anne guide les mouvements sexuels de Desmond. Elle lui enseigne l'amour charnel et le mène peu à peu au plaisir. Le sacerdotal est perdu dans cette tempête de sensations et s'éprend des rythmes de cette danse sexuelle. Plus le pouls du prêtre s'accélère, plus il maudit son action. Pendant que les amants s'enlacent, ils ne remarquent pas que quelque chose d'invisible donne d'abord de légers coups sur la table et ensuite sur le sol tout en provoquant un bruit inaudible à celui qui est distrait. Un léger souffle sur le parquet crée de légers tourbillons et soulève de quelques millimètres le pantalon de Desmond, dont la poche garde la pierre du ciel. Deux hommes apparaissent dans les reflets de la pierre et semblent maudir ce qui se passe sous leurs yeux. La communion sexuelle est maintenant consommée. Les deux corps sont étendus l'un à côté de l'autre. Le dernier baiser qu'Anne donne a le goût du sang et surprend Desmond. Elle se rhabille pendant qu'il l'observe avec consternement. Elle vide de nouveau cul sec le verre de Lagavulin, et repart aussi cavalièrement que lorsqu'elle était venue. - 6 - Moi, un prélat du Vatican! Comment ai-je pu lui faire l'amour? Je me demande si ce que j'ai vécu est bien réel. Comment est-ce possible que c'est seulement maintenant que je découvre ce qu'est l'amour d'une femme? Toute ma vie n'a-t-elle été qu'insipide? Que dois-je penser de cette fleur que j'ai effeuillée? M'aime-t-elle? Ne m'aime-t-elle pas? Pourquoi l'ai-je rencontrée si tard? J'ai l'impression de sentir les mêmes sentiments que ce héros, cet autre homme de Dieu, celui de la "Puissance et la gloire" de Graham Green. Suis-je tel que lui? Vais-je connaître le même sort? Peut-être aurais-je vraiment dû chercher la puissance et la gloire? Non! Têtu comme je suis, je préfère suivre mes idées jusqu'au bout. Demain est le grand jour, et rien ne doit m'entraver, rien du tout, et surtout pas mes pensées pour cette tendre et douce Marie Madelaine. Il n'est pas question que je dévie du chemin entrepris... Déjà hier! Le temps commence à gommer peu à peu les traits de son délicat visage dans mon âme. Je voudrais tant qu'elle me permette de la revoir pour remplir à nouveau ma mémoire de son souvenir. Ainsi, son image deviendra moins trouble dans mon esprit embrumé. Elle me manque. Je veux la revoir. Mais que faire? Ma mission prime. Je suis dans le parc de Laeken à regarder les passants et les arbres. Quelques statues ornent les allées et je révasse. Je revois ma vie. Mais surtout, j'essaie de chasser son image. Anne! C'est difficile. Mais il est trop tard. Pourquoi? Chaque perle d'eau jaillissant de la fontaine a les traits de ta beauté diabolique. Pourquoi? Tiens! Un écureuil grimpe sur le banc et fait dandiner sa grosse queue touffue. Il m'observe d'un drôle d'air, et son visage joufflu et triste accentue ma déprime. On dirait qu'avec ses pattes, ils tentent d'enfouir des larmes sous sa fourrure. Peut-être ressent-il mon spleen? Ça doit être mon imagination! Dire que je croyais ne pas en avoir. Anne est passée tôt dans la matinée. Sans entrer et sans se faire remarquer, elle a glissé un petit mot sous la porte. Elle a écrit un poème de Baudelaire et a ajouté au bas de la feuille que je m'étais plutôt bien débrouillé pour un vieux puceau. Tiens! On dirait que l'écureuil bouge ses pattes de telle manière à me signaler son désir de communication. Peut-être veut-il que je lui lise le poème. Le voici, mon petit ami du parc:" La mort des amants Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères, Des divans profonds comme des tombeaux, Et d'étranges fleurs sur des étagères, Ecloses pour nous sous des cieux plus beaux. Usant à l'envi leurs chaleurs dernières, Nos deux coeurs seront deux vastes flambeaux, Qui réfléchiront leurs doubles lumières Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux. Un soir fait de rose et de bleu mystique, Nous échangerons un éclair unique, Comme un long sanglot, tout chargé d'adieux Et plus tard un Ange, entr'ouvrant les portes, Viendra ranimer, fidèle et joyeux, Les miroirs ternis et les flammes mortes." L'écureuil me regarde toujours, il me semble bien plus triste qu'avant notre rencontre. Il s'enfuit et s'échappe de ma mélancolie au profit de quelques noix offertes par les flâneurs du parc. Suis-je donc si ennuyeux quand je suis amoureux? Tu me manques tant! Pourquoi n'est-tu pas entrée ce matin? - 7 - La Collégiale de Nivelles orne spirituellement la ville comme un oasis un désert. Je me souviens très bien de ce lieu saint et béni. Avant d'être Cardinal, j'y venais célébrer la messe de temps en temps pour les immigrés italiens de la paroisse. Maintenant bien des choses ont changé. Les célébrations ne sont plus conçues pour adorer le Christ, mais pour accorder l'euthanasie. Le corps et le sang du Christ sont dévorés et bus pour délivrer le poids de la vie. Ce sang qui autrefois était symbolisé par le vin, se trouve être maintenant du poison. La voie qui dans ma jeunesse était celle de la rédemption, est maintenant celle de la mort. La collégiale est remplie de chrétiens comme une fourmilière peut l'être. La place de Nivelles l'est encore plus. Ceux qui ne sont pas parvenus à entrer dans le lieu saint devront se contenter du cortège mortuaire qui mènera Finné au cimetière des Béatitudes. Il n'y aura pas de pleureuses le long du chemin, mais seulememt des hypocrites. La cérémonie va bientôt toucher à sa fin. L'Evêque Finné prend l'ostie en main. C'est le signe. Les hommes placés par le groupe contestataire sont en place. Ils doivent neutraliser les gardes quand l'Evêque aura bu le sang empoisonné. Dés que celui-ci sera mort, je monterai sur l'autel. Il faut que je choque le peuple, qu'il prenne conscience de l'absurdité dans laquelle il se trouve. Il faut que l'effet soit pareil à celui de la fessée d'une mère à son enfant. La messe mortuaire est retransmise sur la chaîne nationale. L'audience sera grandiose. Par conséquent, mon action subversive aura beaucoup plus d'impact. Dieu, vous seul avez le droit de vie et de mort, ce que je fais est pour vous et surtout pour vos brebis égarées. Aidez-moi, donnez moi votre force! Finné vient juste de vider la coupe, il s'écroule sans douleur, il est maintenant mort et le macro-ordinateur ne le maintient pas en vie. La foule est subjuguée par la cérémonie. Il est temps de passer à l'action. Les gardes qui pourraient m'empêcher de monter sur l'autel sont maintenant neutralisés. Je bouscule plusieurs personnes, force le barrage et passe au-dessus du corps de Finné. Je n'ai rien à dire à la foule, elle n'écoutera pas. Elle est bien trop exitée. Seul l'action compte. Je suis sur l'estrade et tend la pierre de John Dee au ciel de la main gauche. L'autre tient un poignard, et je me l'enfonce dans le bide. Je ne suis pas mort sur le coup, mais mon feu s'éteint petit à petit. Je m'écroule sur scène. La foule est choquée, je crois que j'ai fait mon effet. Les ondes vrill sont maintenant déviées. L'ordinateur ne saura pas maintenir en vie mon cerveau. Je ne serai pas dérangé pour mourir. Mais qui vois-je là-bas dans la foule? Anne! La seule femme que j'ai jamais aimée, elle se tient devant moi, toute vétue de noir pour mon deuil. Je suis ridicule, je suis en train de mourir alors que cette femme m'attend. J'ai connu l'amour, et elle se tient devant moi. Je sais maintenant que la mort ne m'intéresse plus. J'ai cru satisfaire une faim, et je m'apercois qu'un nouvel appétit est né en moi. Celui-ci surpasse étrangement tout. Non, Anne, je ne veux pas te quitter. Je dois lâcher la pierre pour être sauvé... Il était temps. Je ne vois plus rien, n'entends plus rien, ne sens plus rien. Mon corps doit être mort, mais je pense toujours. Le macro-ordinateur me maintient en vie en me renvoyant des ondes Vrill. Mon cerveau survit. Qu'ai-je fait? Mon corps sera bientôt soigné. Mais que va-t-il se passer? Je viens de refuser de mourir pour Anne. J'ai agi plus vite que je n'ai pensé. Je ne sais même pas si cette femme m'aime. Je me sens vraiment stupide d'avoir écouté mon coeur, cet organe qui jamais auparavant ne m'avait donné de telles impulsions. Je le regrette, car maintenant, je ne pourrai plus jamais la revoir, ni même une autre femme. Qu'ai-je fait? Et il m'est impossible de reprendre la pierre de Dee en main pour dévier les ondes Vrill et mourir. Je ne sais plus commander mon corps, il est mort. Mon Dieu, aidez-moi. Par pitié! Ainsi j'ai réussi à faire comprendre à ce prêtre pourquoi je n'ai pas levé la main au vote. Le pauvre ne connaissait pas ce qui pousse les hommes et les femmes à survivre. Quel bonheur d'être aimé et d'aimer. Sa mission minable qui devait rester si secrète pendant ces trois semaines, n'est rien comparée à ce sentiment. Sentiment qu'il m'est si difficile de retrouver. Tellement de gâchis ont parcouru ma vie. Adam Possamaï
© |