Un peu d'air frais dans ce monde méphitique ; c'est à Willy Favre de nous l'offrir avec un texte qui s'inscrit dans la lignée du Marlin Bleu. Un hommage auquel le fanéditeur dément n'a pas manqué d'être sensible...


L'Enchanteur et la Muse




" Ecoute bûcheron, arrête un peu le bras ;
Ce ne sont pas des arbres que tu jettes à bas ;
Ne vois-tu pas le sang lequel dégoutte à force
Des nymphes qui vivaient dessous la dure écorce ?
Sacrilège meurtrier, si on prend un voleur
Pour piller un butin de bien peu de valeur,
Combien de feux, de fers, de morts et de détresses
Mérites-tu, méchant, pour tuer nos déesses. "



Il avait décidé de passer des vacances au calme, loin des croassements et de la monotone tristesse de ses semblables. Oubliés le gris et les monolithes de verre, les couloirs étouffants et les regards fixant inlassablement le trottoir, comme pour mieux esquiver tout contact humain. Oubliés le travail effectué en vitesse sub-luminique, la clope fumée aux trois-quarts et les embouteillages tentaculaires sur le périphérique parisien.
Il voulait de l'air, du vent, du calme. Peindre son esprit de couleurs claires, de tableaux représentant l'horizon teinté par d'inimaginables pinceaux géants.
Il avait loué une petite bicoque juchée sur le flan d'une colline, aux murs courbés, gémissant sous le poids des ans et des intempéries. La fenêtre du salon, une pièce rustique aux poutres apparentes et à la cheminée de Gargantua, offrait une vue imprenable sur une lande de l'Aude. Un paysage aux buissons secs, jaunis par la chaleur d'un soleil estival. Lorsque la nuit venait, apportant sa fraîcheur avec le chant des cigales, il se complaisait à ouvrir cette lucarne de rêve et à observer la vallée drapée dans sa robe du soir.
Assis à l'extrémité de la massive table de chêne brun, il savourait un modeste dîner en laissant s'échapper ses idées par cette bénéfique ouverture, à l'haleine chaude et parfumée. Puis, il allait s'asseoir dans le grand fauteuil de cuir tâché où il lisait les œuvres d'artistes en devenir, posant sur leurs écrits le regard d'un sage bienveillant.
Péhem aimait ces créations.
Durant la journée, il semblait laisser randonner son imagination pour mieux, le soir venu, la bercer au coin de la cheminée éteinte en l'abreuvant de nouvelles fantastiques, de morceaux de rêves d'autres personnes.

Depuis quelques jours, lorsque minuit sonnait à sa porte, il avait pris l'habitude de poser nonchalamment les feuillets et des illustrations de ses amis sur un antique guéridon au napperon décoloré, et de quitter son paradis campagnard pour s'aventurer au cœur de la chaude obscurité. Là, il empruntait un timide chemin couvert de feuilles et d'herbes pâles pour se blottir au creux d'un bois de pins où siégeait un vieux dolmen.
Placé au centre d'une clairière, le monument funéraire auréolé de mousse et de chardons recevait les rayons lunaires comme autant de baisers argentés, l'éclairant d'une magique opalescence.
On était bien loin du Tombeau de Merlin, à mille lieux d'un site folklorique étiqueté du label " Légende du cru ". Péhem avait découvert l'essence même de son désir, un endroit simple, oublié de tous, à quelques mètres d'une ancienne route où passait jadis les messagers Cathares. Un enchevêtrement de pierres néolithiques, vestige de souvenirs, témoin de luttes sanglantes et d'inquisitions catholiques.
Tranquille, dégustant calmement sa cigarette, assis au pied du trône d'argent, il fermait les yeux et improvisait des odyssées imaginaires, des chevauchées épiques sous l'orage, l'ombre inquiétante de Quéribus se déployant sous le tonnerre, et des créatures angéliques jouant aux funambules sur les créneaux de Montségur.
Tel un enfant gardant sa cachette secrète il restait là, immobile pendant des heures, se délectant de chaque minute passée près d'une source inépuisable de balades oniriques.
Jusqu'à ce fameux soir où, ivre d'histoires et d'amours courtois, il s'assoupit près du berceau de ses songes.

- Péhem ?

La froideur de l'aube naissante le tira de son sommeil, des gouttes de rosée s'alignant en rangées de perles liquides sur ses montures de lunettes. Les couleurs pastel précédant le lever de l'astre solaire commençaient à chasser le bleu sombre de la voûte étoilée. Et, chose curieuse, un petit oiseau assis sur le ventre du poète le regardait fixement, balançant sa tête de gauche à droite avec des sifflements mélodieux.

- Non… ce n'est pas...

Sa vue, rendue trouble par l'humidité et la désorientation du réveil, sembla lui jouer un curieux tour. En un clignement de paupière, l'oiseau avait laissé sa place à une petite créature féminine de quelques centimètres. Sa peau était blanche, laiteuse, et ses yeux avaient l'aspect de deux amandes d'émeraude. Ses cheveux étaient comme de larges pétales de rose bleue, décorés de minuscules joyaux scintillants. Elle était nue, ou presque, vêtue simplement de rares feuilles dorées et d'une paire d'ailes sublimes, arc-en-ciel de plumes féeriques.

- Ca va Péhem ? s'inquiéta-t-elle.

Eberlué, notre amoureux des légendes resta couché, les yeux écarquillés en direction de cette gracieuse apparition.

- On se connaît ? déclara-t-il après un raclement de gorge inquiet.
- Non.
- Ah bon…

Il réfléchit quelques secondes, histoire de se persuader qu'il ne rêvait pas, puis reprit :

- Dans ce cas là, comment connaissez-vous mon nom ? Et qui êtes vous… euh… qu'est-ce que vous êtes au juste ?

Elle se rapprocha de la bouche de Péhem. Sa démarche était élégante, sensuelle, chargée de fragilité. Ses petits seins de nacre ressemblaient à des perles de coton. Une plume aurait été plus lourde qu'elle.

- Je me nomme Milune et je suis un Faë.

Il y a quelques temps encore, Péhem s'était imaginé le héros d'une histoire fantastique. Une histoire inspirée des écrits de H.P Lovecraft, son auteur fétiche. Il se voyait aux prises avec une créature infernale, affrontant une horreur au corps couvert de protubérances infâmes, aux multiples bouches tubulaires amatrices de liquide vital. Il s'était vu brave, courageux, inspiré, faisant preuve d'adresse et de perspicacité face à pareille abomination sans nom. Il s'était accoutumé à cette vision d'épouvante, au point de penser qu'il n'aurait peut-être pas sursauté si une monstruosité de Tindalos avait un jour surgi d'un angle de son salon.
Mais en cette douce matinée de juillet, il avait déchiré le voile de l'Invisible et se trouvait nez à nez avec une de ses habitantes.
Et cette vision l'envoûtait bien plus que toute peur viscérale ressentie durant un de ses cauchemars fabriqué.

- En fait, je suis un Alf Blanc, ajouta Milune. Mais ceux de ta race ont préféré baptiser mon peuple " Fée ".
- Une Fée ? Comme…. Comme dans Peter Pan ?

Il se frotta le front en plissant les yeux, puis dit à voix basse :

- J'ai dû faire une insolation lors de ma randonnée d'hier. Quelle idée de s'étendre au milieu des ruines de Puylaurens !

Le sourire enfantin de Milune disparut pour laisser la place à une grimace de déception, une moue de petite fille vexée.

- Je suis chagrinée de te voir douter de mon existence. Tu as été suffisamment imaginatif pour percer le Feth Fiada et me contempler sous ma véritable apparence. Je n'ose pas croire que tu nies l'existence de l'Autre Monde...

Cette réaction laissa Péhem perplexe. Il voulut se redresser, pour remettre ses idées en place, mais n'osa pas de peur de faire chuter cette muse gracile.

- Je ne comprends pas… finit-il par avouer.
- Notre histoire est longue et mouvementée. Mais tout ce que tu as besoin de savoir pour l'instant c'est que notre Peuple a été oublié. Les hommes ne nous voient plus, ne nous entendent plus. Ils ont été aveuglés par les siècles et leurs vies agitées. Pourtant, nous leur avons tout appris… mais désormais, seuls les plus imaginatifs peuvent nous contempler.
- Qu'entends-tu par "nous " ?
- " Nous " ! Les Alfs ! Le Petit Peuple ! Nous sommes nombreux tu sais, habitant des Royaumes Sans Age que ton œil ne peut visiter !
- Vous…Tu veux dire que ton peuple habite des genres de mondes parallèles ? ?
- En quelque sorte… Mais c'est beaucoup plus compliqué que ça. De toute manière, tout est complexe chez nous ! C'est plus amusant !

Son rire était quasi cristallin, comme une manifestation de plaisir que l'on aurait écouté des heures durant.

- Tu ne m'as toujours pas dit qui t'a appris mon nom ? l'interrogea Péhem en se relevant délicatement.
- Personne. Nous possédons des capacités variées, comme celle de se transformer en fumée, de métamorphoser les objets ou de lire dans les pensées. Je t'observe depuis que tu viens ici, je connais tout de ta vie… Je sais les songes qui hantent ton esprit.

Péhem était gêné. Il avait la sensation qu'on avait fracturé les portes de son inconscient, violer l'intimité de ses rêves et de ses espérances.

- Et qu'est-ce que je suis en train de penser en ce moment ? dit-il sur le ton du défi.

Elle lui répondit par un sourire immaculé, éblouissant de virginité.

- Ah ! Si j'avais quelques centimètres de moins ! ajouta-t-elle en l'imitant, avant de s'envoler en tourbillonnant, montrant ses petites fesses charnues à un Péhem cramoisi.

Hypnotisé, suivant du regard les voltiges de la fée sylvestre, il finit par tourner la tête vers le dolmen à qui il montrait son dos depuis la veille. Cette nouvelle vision le fit sursauter. Il s'empressa de se relever comme pour mieux apprécier le spectacle qui s'offrait à ses yeux.
Le dolmen avait désormais l'apparence d'un château de conte de fée. Une représentation à l'échelle et idéalisée des remparts de Perpertuse. Il paraissait constitué de marbre bleuté, de pierres inconnues rayonnant de lumière. Ses tours étaient fines, élancées et ses multiples entrées étaient closes par des portes décorées de vitraux païens.
Péhem restait bouche bée face au palais, ne discernant plus les frontières du rêve et du réel. Mais il était convaincu qu'il était allé plus loin encore.

- Ceci est mon Sidh. La pièce maîtresse de mon Domaine. Ah oui ! Je ne te l'ai pas dit ! Tu te trouves sur un territoire alfique, un Alleu. Un lieu que j'ai constitué avec des compagnons. C'est ma maison, en quelque sorte.
- Je comprends pourquoi cet endroit me plaisait tant…
- Il est chargé de magie… tu l'as ressentie. C'est formidable de vouloir croire aux contes à ton âge ! Enfin, sans t'offusquer, les humains perdent toujours la foi en nous en vieillissant… ils deviennent de moins en moins rêveurs, quand ils ne rêvent pas du tout.
- J'ai toujours nagé dans le fantastique et la science-fiction. J'ai toujours aimé emprunter les portes imaginaires dressées par les livres, me glisser dans des univers créés par les écrivains. Cela y est sans doute pour beaucoup.
- Tu as su garder une âme pure. Tu n'as pas oublié tes rêves d'enfant, tes désirs de conquête volant sur le dos d'un oiseau géant. C'est pour cela que tu peux me voir, et distinguer notre Sidh autrement que sous la forme d'un vulgaire tas de pierres.

Péhem fit le tour de la somptueuse citadelle, réalisée à la taille de Milune. Une question le titillait depuis plusieurs minutes. Il se tourna vers Milune, le ton grave…

- Est-ce que le nom "Cthulhu " t'évoque quelque chose ?
- Non.
- " Nyarlathothep " ?
- Non.
- " Azathoth " ?
- Non
- " Nécronomicon " ?
- Nez gros quoi ?
- Non, rien, c'est juste un livre… un livre très spécial.
- Pendant un moment, je croyais que tu parlais d'un Troll ! Mais j'ai déjà entendu ces mots dans l'écho de tes pensées… de quoi s'agit-il ?
- Rien d'important. Je m'étais simplement dit que, si tu existais, si tes "mondes parallèles " existaient, alors peut-être que les Grands Anciens étaient enfermés quelque part… dans un ailleurs improbable. Que Lovecraft aurait pu rencontrer un des tiens qui lui aurait livré des secrets… Mais je délire…

Il se tint la tête dans un demi sourire.

- Beaucoup d'entre nous inspirent les poètes et les écrivains. Mais nous ne sommes pas tous faits de clarté. Nous avons nos Némésis, des créatures malsaines assoiffées de sang et de haine. Nous les nommons " Croquemitaines ", et mieux vaut se cacher que de croiser leur route !
- Tu crois que Lovec… cet auteur aurait pu rencontrer l'un de ces êtres ?
- Peut-être. Mais je n'ose pas imaginer les affreuses histoires qu'un Croquemitaine aurait pu lui inspirer !
- Si tu connaissais son œuvre…


La fée vint se poser sur la plus haute tour, celle dont le sommet brillait comme de l'or.

- Tu dois nous aider Péhem…

Il fronça les sourcils en entendant cette surprenante doléance.

- Comment ça ?
- Tu aimes rêver, vagabonder sur les terres invisibles de l'esprit. Tu rassembles de fragments d'imaginaires pour les offrir aux autres…

- Les publications ? Tu parles de cela n'est-ce-pas ?
- Oui, par leur biais, tu alimentes la flamme de tes lecteurs, tu leur inspires le souffle des lointaines contrées. Tu les fais créer, inventer, imaginer…
- Et ceux qui aiment croire peuvent vous voir…
- Oui Péhem. Aide-nous à ne pas périr dans les limbes de l'Oubli, je t'en supplie ! Plus tu sublimeras leur créativité, plus tu les aideras à percevoir les images fugitives de leur inventivité, et mieux ils pourront nous discerner dans le néant. Les récits, les dessins, sont autant de pièces nécessaires à notre existence. Sans ce puzzle, nous ne sommes que des ombres. Une légende, un mythe forgé de brume.
- Je comprends…


Il ne sut jamais vraiment combien de temps il passa avec ce petit morceau de grâce volatile. Il se délectait de chacun de ses mots comme de l'hydromel, comme autant de révélations stupéfiantes. Milune lui décrivit le rôle de son peuple sur l'histoire humaine, Ymir, les Dragons, les Géants, les Démiurges murmurant à l'oreille des Montreurs de Fées. Elle lui dévoila l'existence des Dévas derrière chaque parcelle de paysage, lui conta Faërie, Magonia, Horologiom et les Cercles de Folie.
Il sentit sa tête vaciller sous le volume de cette réalité cachée. Et alors que la Fée du Sid Cyanique traçait magiquement dans l'air les plans des Constellations Etranges et des Portes Anachroniques, il réalisa que d'autres créatures l'observaient dans les buissons. Elles regardaient leur Reine initier un humain aux sublimes richesses des Sans Age.

Puis, Milune s'interrompit.

- Il est temps de partir. Nous nous reverrons sans doute un autre jour…

Ces mots furent pénibles à entendre. Péhem voulait en savoir plus. Il avait tant de questions à poser ! Tant d'idées reçues à briser !

- Déjà… ? fit-il avec une voix de petit garçon.
- Regarde, le soleil se couche.
Une journée entière s'était-elle écoulée ? Sans même l'avoir sentie s'égrainer ?
- Nous sommes immortels, pour nous le temps n'est qu'un subterfuge. Mais ce n'est point ton cas. Va, rentre mon doux ami, la nuit t'apportera bien des délices.
Tendrement, elle s'approcha de lui et lui offrit un baiser. Ses lèvres avaient goût de pêche et son souffle était froid comme la gelée d'un matin d'hiver.
Puis, laissant Péhem sous un charme surnaturel, elle se glissa au sein du Sidh dont les lumières s'éteignirent, laissant l'homme dans l'obscurité. Seul avec ses rêves.

Il rentra dans sa résidence de location, à pas lents, se remémorant chacune des paroles de Milune. En ouvrant la porte, il s'aperçut qu'une bougie était posée sur la table du salon. A ses pieds, un délicat repas, ébloui par la lumière mordorée dégagée par la flamme, embaumait la pièce de son doux fumet.
Instinctivement, il pivota sur lui-même pour observer les entrailles des ténèbres du dehors. La lande était battue par un faible vent, charriant des odeurs de pins et de lavande. Et là, près d'une souche biscornue, abrité par des branches basses, un alf coiffé d'un long bonnet lui souriait.

Un battement de paupière.

Un chat. Ce n'était qu'un chat. Le noir félin disparut dans les broussailles.


- Merci… murmura Péhem en levant la main, comme pour dire adieu.

Quelques jours plus tard, tous les collaborateurs de l'Oeil du Sphinx, illustrateurs et rédacteurs, reçurent un curieux message en provenance de Péhem. Transmise par voie postale ou informatique, cette mystérieuse missive fit vagabonder nombre d'imaginations.
Ce message était court, concis, mais résumait à la perfection les attentes de la petite muse aux ailes multicolores.
Il disait simplement :

Continuez….

Willy Favre ©

Dragon