Place maintenant à Aleister Crowley himself, avec un petit texte qui sort des sentiers battus et dans lequel il est question de Jack l'Eventreur et de ses origines... Une curiosité que nous devons à Christian Bouchet que nous remercions chaleureusement au passage.


Jack l'Eventreur

Aleister Crowley


Pour éprouver de la bienveillance vis-à-vis d'un système, pour se le rendre facilement familier, il est utile de découvrir à quelle étoile sont rattachés les personnages du drame. Ainsi c'est avec peine qu'à la première - et même qu'à la centième - fois on admet que le digne victorien Jack l'Eventreur n'était rien moins qu 'H. P.-B. en personne . Cela n'a cependant jamais été dévoilé à la multitude irréfléchie. Très peu nombreux, même parmi ceux qui l'ont suivie et étudiée avec attention pendant des années, sont ceux qui ont la clef de ce "palais fermé du roi". S'il est arrivé au lecteur d'avoir passé sa vie dans l'étude de ce qui est connu d'une manière nauséabonde comme la science occulte, il peut, s'il est assez intelligent, en retirer une solide évidence qui est que les personnes éminentes en cette matière et qui sont reconnues comme guides, sont réputées pour avoir de manière surabondante le sens de l'ironie et un humour acide. Ce très grand trésor de leur caractère est leur seule garantie contre la folie, et la façon dont ils l'exercent est en écrivant avec humour et en rendant fous leurs disciples. H. P.-B. est connue par le profane et le vulgaire comme une vieille dame qui jouait des tours et était démasquée. Mais ses intentions n'étaient pas celles que supposent de telles personnes. Ces supercheries étaient une pierre de touche pour ses disciples. S'ils comprenaient si peu la vraie nature de son travail au point que tout incident de cette sorte affectait un tant soit peu leur jugement, le mieux pour elle était de s'en débarrasser au plus tôt.
La vérité dans le cas de H. P.-B., comme dans le cas de tout artiste est que l'on doit la découvrir par l'étude de son meilleur ouvrage. En l'espèce un petit volume nommé "la voix du silence". Parmi les disciples les plus intimes d' H. P.-B. dans le monde de la littérature, incontestablement le plus distingué - à l'exception peut-être de J.W. Brodie-Innes - était une femme nommée Mabel Collins. Son roman "La fleur et le fruit" est probablement le meilleur aperçu existant des théories théosophiques présentées sous une forme dramatique. Une des grandes vertus proclamée et défendue par cette dame était la chasteté. Elle n'allait pas tout à fait aussi loin que cette fille rendue célèbre sur le Brocken par Harry Price quelques années auparavant, et dont la crainte de perdre le joyau de son célibat était telle qu'elle pensait qu'il était dangereux d'aller au lit sans la protection d'un homme. Mabel Collins avait une expérience importante de cette forme de chasteté à deux, dans le même temps, considérant que l'un des objectifs de la mission de H. P.-B. était de proclamer l'Age de la Femme, elle choisit de temps en temps une femelle comme compagnon de lit. Quelques années avant que Whitechapel atteigne sa notoriété particulière, la flamme blanche de la passion qui avait dévorée la belle Mabel et son amant connu sous le nom de capitaine Donston était éteinte. En fait l'amant était devenu rien moins qu'un importun et Mabel faisait tout pour s'en débarrasser. Naturellement sa nouvelle maîtresse, une dame connue sous le nom de Baronne Cremers, était trop âgée pour l'aider dans cette manoeuvre. Le caractère et l'apparence de cette dame sont décrits complètement et avec précision dans le roman "Moonchild".
" Une Américaine du nom de Cremers. Sa silhouette trapue et raide était vêtue d'habits noir-rouille, des habits d'hommes à l'exception de la jupe. Elle était surmontée par une tête d'une taille inhabituelle et d'une forme encore plus inhabituelle, car le dos du crâne était entièrement plat, et le lobe frontal gauche beaucoup plus développé que le droit. On aurait pu penser que la déformation avait été provoquée, puisque la nature bien qu'elle aime les fantaisies, pousse rarement l'asymétrie à un tel point. Il pourrait y avoir dans cette supposition la haine, et sa mère avant sa naissance avait tenté contre elle toutes les violences. Son visage était un parchemin ridé, jaune et dur. Les cheveux étaient taillés courts et étaient d'un blanc sale. Son expression dénotait une ruse extrême et toutes ses aptitudes étaient aux ordres de ses instincts avides. Mais sa pauvreté n'indiquait pas qu'ils lui avaient servi et en fait ces qualités primitives s'étaient perdues dans les conséquences de leur déception. Car dans son oeil se déchaînait contre tous une haine acharnée, née d'une jalousie égoïste qui regarde le bonheur de toute autre personne comme un outrage et un affront. Chaque pensée dans son esprit était une malédiction contre Dieu, l'homme, l'amour, la beauté, la vie elle-même. Elle était un mélange de sorcière et de brûleur de sorcière, une incarnation de l'esprit du puritanisme depuis son humeur jusqu'à sa dégénérescence sexuelle et sa perversion".
Un examen prolongé du portrait ci-dessus peut engendrer le germe d'un doute dans quelques esprits sur le fait que cette femme fut à tout égard la compagne idéale pour le passage dans cette vallée de larmes de crocodiles. Mais les goûts diffèrent et elle dominait totalement l'exquise Mabel Collins, la retournait contre son guide, la persuadait de s'engager dans la plus méprisable campagne de trahison. Car reconnaissant en H. P.-B. un de ces messagers envoyés de temps en temps par les maîtres pour aider l'humanité, elle pensait que la détruire pourrait être agréable aux puissances de l'ombre que l'on peut imaginer.
Au sujet de Donston on en connaît moins. On croit que c'était un ancien officier de la cavalerie de la garde royale, mais sous un autre nom. Cremers a tenté de faire croire qu'il avait triché aux cartes, mais il n'y a aucune raison de penser qu'il avait quitté le service à cause d'un scandale. Il était de l'avis de tous un sincère sympathisant des souffrances de notre race maudite. Compte tenu de ses sentiments, sa profession n'avait manifestement pour lui aucune utilité particulière, et par la suite il fit des études médicales et théologiques. C'était un homme d'aspect et de maintien extrêmement aristocratique, ses manières étaient policées et son comportement entier, calme, doux et contrôlé. Il donnait l'impression de comprendre toutes les situations possibles et de pouvoir les maîtriser, mais il possédait cette indifférence à se mêler des affaires humaines qui souvent tempère l'activité des personnes conscientes de leur supériorité.
Ces trois personnes cohabitaient dans la maison de Mabel Collins à Londres, mais les femmes essayaient de se séparer de l'homme. Ceci cependant n'était pas une tâche tout à fait facile. La réputation de la romancière était celle d'une fleur très délicate, et dans les premiers jours de son amour pour Donston, elle lui avait écrit un grand nombre de lettres dont le contenu pouvait difficilement se marier avec les phrases instructives et élevées de "La fleur et le fruit".
Bien que Donston fût une personnalité charmante et plaisante, bien que sa bonté fût notoire, il était facile de déceler derrière sa gentillesse apparente une volonté de fer. Sa motivation principale était la droiture, et s'il estimait que quelque chose était de son devoir, il n'admettait pas que quelque chose puisse se trouver sur son passage, et il estimait de son devoir de maintenir son influence sur Mabel Collins. Il est possible qu'il fut loyal envers H. P.-B. et qu'il pensa qu'il était essentiel de lutter contre l'influence de Cremers. C'est du moins ce que celle-ci pensait et elle désirait par dessus tout se débarrasser de lui. Jugeant chacun d'après elle-même, elle était tout à fait certaine qu'il n'hésiterait pas à utiliser les lettres d'amour en cas de rupture définitive. Ainsi pour réaliser son plan, la première étape pour elle était de rentrer en possession du paquet compromettant et de le détruire. La question se posa : où est-il ? Donston comme beaucoup d'hommes de sa classe dédaignait négligemment l'ingérence dans ses affaires privées. Il ne mettait rien sous clef. Il y avait cependant une seule exception à cette règle : une des reliques de sa carrière dans la cavalerie était une cantine en fer blanc, et il la laissait sous son lit, solidement fixée au cadre de cuivre de celui-ci et bien fermée. Cremers en déduisit que probablement les documents qu'elle recherchait étaient dans le coffre, et elle se décida à y fouiller.
En ce temps-là les transports à Londres étaient aussi lents qu'aujourd'hui. De Bayswater ou Bloomsbury - ma mémoire n'est pas tout à fait sûre de l'endroit où les femmes habitaient - au centre de Londres le voyage était long. Seul le télégraphe permettait de communiquer une nouvelle rapidement. En conséquence Cremers s'arrangea un jour pour qu'un télégramme soit envoyé à Donston, l'informant qu'un ami, ou une proche relation, avait eu un accident de circulation, qu'il se trouvait à l'hôpital Guy et qu'il désirait le voir. Aussitôt Donston partit pour cette course imaginaire. Comme il quittait la maison, Mabel en riant lui dit de faire attention à ne pas se perdre et à ne pas rencontrer Jack l'Eventreur en changeant de bus.
Il faut dire que tous ces événements coïncident avec les meurtres de Whitechapel. Le jour de ce voyage, deux ou trois d'entre eux avaient déjà été commis. En tous les cas, ils suffisaient à faire causer et à faire présenter le meurtrier sous son surnom. Tout Londres parlait des nombreux problèmes liés aux crimes. En particulier, il semblait extraordinaire à chacun qu'un homme que la police recherchait partout puisse échapper à l'attention compte tenu de la nature du crime. Il est à peine besoin d'entrer dans des détails antropophagiques pour qu'il soit tout à fait évident qu'une personne qui dévore des morceaux considérables de chair crue, découpée sur un corps vivant, puisse difficilement le faire sans avoir des traces abondantes sur sa poitrine.
Un soir Donston revenait juste du théâtre - en ce temps-là chacun portait l'habit que cela lui plaise ou non - et les femmes discutaient de ce point. Il eut un léger rire, alla dans le vestibule et revint dans la tenue de soirée qu'il portait au théâtre. Il releva le col, et tira la cape en travers de son plastron. Il fit un geste désinvolte et dit : " Vous voyez comme c'est simple, il y a plein de gens qui vont dans l'East End en habit de soirée, que ce soit pour fumer de l'opium ou pour une toute autre raison".
Après le dernier meurtre, un article était paru dans le journal de W.T. Stead "The Pall Mall Gazette" sous la signature de Tau Tria Delta, qui présentait une explication des mobiles des crimes. Il affirmait que dans un grimoire du moyen-âge, on trouvait le récit d'une opération par laquelle un sorcier pouvait atteindre "le suprême pouvoir magique noir" en effectuant des actes identiques à ceux de Jack l'Eventreur. Certains pouvoirs mineurs lui étaient accordés spontanément au cours du déroulement de l'action. Après le troisième meurtre, si ma mémoire est fidèle, l'assassin obtenait le don d'invisibilité. Or au quatrième ou cinquième meurtre, un policier en service vit un homme et une femme entrer dans un cul-de-sac. A son extrémité, il y avait les portes - fermées - d'une usine, sur les côtés ni portes, ni fenêtres. Le policier soupçonneux surveilla l'entrée de l'impasse, et entendant des cris perçants se précipita. Il trouva la femme mutilée mais encore vivante. Personne n'était sorti et pourtant il n'y avait plus d'homme dans la rue, et celle-ci ne comportait aucun endroit où se cacher. Le nombre de crimes impliqués par les cérémonies était de cinq, tandis que les crimes de Whitechapel étaient au nombre de sept. Mais deux d'entre eux étaient des faux, comme les cadavres échangés dans "Arsenic & vieilles dentelles". Ces meurtres peuvent être totalement distingués des cinq véritables par des différences évidentes sur des points techniques. Le lieu de chaque meurtre est important, car il est essentiel de décrire ce qu'on nomme un pentagramme inversé, c'est-à-dire une étoile à cinq branches avec une seule pointe en direction du sud. Il n'est pas tout à fait clair si le pseudonyme de l'auteur de l'article cachait l'identité de Donston lui-même. L'enquête avait été menée par Bernard O'Donnel, l'expert criminel du "Empire News", et il avait découvert beaucoup de détails intéressants. Au cours d'une conversation avec Aleister Crowley, ce sujet avait été abordé et le mage avait été très impressionné par les arguments de O'Donnel. Il suggéra une recherche astrologique. Le moment des crimes avait-il une signification ? Et en effet les recherches de O'Donnel l'avaient conduit à la précision dans le temps. En conséquence, O'Donnel fournit à Crowley les données nécessaires et les cartes du ciel furent établies.
Il faut ici ouvrir une brève digression à propos de la théorie astrologique. La théorie classique est que les planètes maléfiques sont Saturne et Mars, et, bien que toute planète dans certaines circonstances puisse apporter du malheur, ce sont ces deux planètes que les astrologues regardent en premier afin d'avoir toutes les indications des choses qui vont mal. Cependant, quelques années avant cette conversation, Crowley avait procédé à une ample enquête statistique en astrologie. Il existe un petit livre nommé "Mille et un horoscopes" qui contient un nombre considérable de thèmes non seulement de meurtriers, mais aussi de personnes assassinées. Crowley pensait que c'était une occasion excellente pour marquer l'influence maléfique des planètes, cela en regardant naturellement Saturne en premier - le grand maléfique - mais aussi Uranus, une planète inconnue des anciens mais généralement considérée comme ayant une influence explosive. Le résultat des recherches de Crowley était renversant : il y avait un élément constant dans tous les cas de meurtre, à la fois pour le meurtrier et la victime. Saturne, Mars et Uranus étaient à juste titre soupçonnés de faire la sale besogne aux carrefours, mais le facteur constant était une planète, qui jusqu'alors avait été considérée, sinon comme activement bénéfique du moins comme parfaitement indifférente et inoffensive : la planète Mercure. Crowley pénétra très à fond dans le sujet et il sembla à son intelligence plutôt lente, qu'après tout il fallait s'y attendre : la caractéristique du meurtre n'est pas la méchanceté primaire, ni l'avidité, ni la colère. La condition essentielle sans laquelle un meurtre délibéré peut difficilement avoir lieu est justement le sang-froid et la négation de la valeur suprême attribuée à la vie humaine. Complétée par ces découvertes les horoscopes des meurtres de Whitechapel brillaient pour lui comme des cristaux clairs. Dans chaque cas précisément, soit Saturne, soit Mercure, étaient précisément à l'horizon à l'est au moment du meurtre. Mercure, naturellement, est le dieu de la magie, et son image opposée et déformée est celle du singe de Toth, responsable des mauvaises tricheries comme il y en a au coeur de la magie noire, tandis que Saturne est non seulement la froide cruauté de l'âge mais aussi l'équivalent de Satan. Il est le vieux Dieu qui était adoré dans le Sabbat des sorciers. Naturellement pour ses dévôts, Saturne n'est pas associé au malheur 'redeunt saturnia regna", Saturne a toute la sagesse du grand-père.
Revenons de cette longue digression explicative, nécessaire pour donner le temps à la belle Cremers d'extraire la cantine de ses liens et de crocheter les serrures. Durant toute cette opération son esprit avait été loin d'être au repos. En premier lieu, elle ne semblait pas peser. Assurément un coffre aussi soigneusement gardé ne pouvait pas être vide. Mais s'il y avait un paquet de lettres plus ou moins détachées, elle aurait dû avoir quelque réponse en le secouant. Sa curiosité était à son comble, enfin la serrure céda à sa manipulation efficace. Elle souleva le couvercle. Le coffre n'était pas vide, mais son contenu, bien qu'il fut faible, était remarquable : cinq cravates blanches trempées de sang.


Murmures d'Irem