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Extraits
Continuité
- Fabrice Neyret
Nous sommes tous sur la brèche depuis le choc de cette nuit, et tous
nous commençons à accuser le coup. Il est temps que ce conseil de
crise se termine et que j'aille dormir un peu.
Nous avons maintenant une vision plus claire de la situation, dix
heures après le choc. A trois heures du matin, tout le monde a entendu
le même bruit sourd ; ceux qui dormaient le plus près du site ont
ressenti la vibration, amortie par la structure souple du vaisseau.
C'est vraisemblablement une météorite de taille importante qui est
entrée en collision avec nous. Des collisions se produisent effectivement
de temps en temps, notamment dans la ceinture de débris que nous traversons
depuis quelques mois. Mais il est assez rare qu'un corps étranger
pénètre aussi profondément à l'intérieur ; la plupart ne parviennent
même pas à traverser le derme épais du vaisseau. Les dégâts doivent
être importants puisque tout un quartier se trouve obturé, en tout
une dizaine de pièces.
Je me trouvais sur place une demi-heure après le choc, probablement
assez proche du lieu le plus interne de la déchirure. Mais le tissu
conjonctif des parois était déjà très dilaté tout autour de cette
zone ; je tenais à peine debout dans les salles qui ne ressemblaient
plus qu'à des poches nervurées emplies d'air, et les couloirs étaient
presque refermés. Je n'avais pas l'intention de me laisser emprisonner
dans ce genre d'endroit, comme ça avait déjà failli arriver à plusieurs
d'entre nous lors de précédents incidents. J'étais d'ailleurs déjà
passé par cette épreuve il y a quelques temps, même si je n'en ai
gardé aucun souvenir précis. Je me rappelais par contre très bien
le récit de Frédérik : suite à une légère avarie dans l'un des moteurs,
il s'était trouvé pris au piège et il avait dû ramper dans l'étroit
boyau qu'était devenu le couloir antérieur. Et je dois avouer que
dans les circonstances où je me trouvais, je visualisais assez facilement
la chair tiède et humide des parois vivantes se refermant sur moi.
J'ai donc dû rebrousser chemin quand le rétrécissement est devenu
menaçant, sans avoir pu me faire une idée précise de l'étendue des
dégâts. Il m'a fallu effectuer un grand détour pour revenir à l'arrière
du vaisseau, la voie par laquelle j'étais arrivé s'étant totalement
refermée. Impossible d'en savoir plus pour le moment ; il fallait
attendre que le vaisseau cicatrise.
[...]
Simulation
- Roger Espel Lima
Sans quitter des yeux la console, Anthalmera prit le casque et le
mit sur ses oreilles. La pression était une sensation familière et
réconfortante, vaguement douloureuse, mais elle en avait suffisamment
l'habitude pour ne plus y prêter attention. Elle attrapa les videoglass
dont elle démêla distraitement le cordon, les brancha et pressa un
bouton. Tandis qu'elle tapait les commandes sur le simulateur, des
couleurs se mirent à papilloter, l'obligeant à cligner des yeux. Se
laissant aller en arrière sur sa chaise, elle prit une profonde inspiration
alors que l'image se stabilisait.
C'était son monde à elle, rien qu'à elle. Il y avait seulement deux
mois qu'elle avait acheté ce simulateur. Elle avait lu un article
à ce sujet dans un magazine scientifique, et en peu de temps, elle
avait su qu'il lui en fallait un. " On ne peut pas toujours tout interpréter
", se dit-elle, un peu pour elle-même, un peu pour son monde. Le simulateur
était un univers de complexité et d'interaction brutes, non de sens.
Elle se plongeait quasi religieusement dans ses arcanes, ressentant
les structures, l'organisation naissante.
Un cliquètement brutal la fit sortir de sa rêverie. En quelques secondes,
ses yeux s'accoutumèrent aux formes et aux couleurs irréelles, et
à la perspective étrange, et ses oreilles aux sons inhumains produits
par la machine.
Elle ralentit un peu la vitesse de la simulation, ses doigts touchant
à peine le clavier, et apporta des corrections de routine au réglage
des couleurs et de la brillance. Le monde, comme elle aimait l'appeler,
avait visiblement changé : il s'était développé depuis la dernière
fois. Certaines structures étaient apparues et avaient commencé à
évoluer, depuis de vastes masses de données qu'elle aurait qualifiées
de galaxies, jusqu'à des motifs entrelacés si minuscules que la machine
pouvait à peine les gérer. Des formes dansaient devant ses yeux alors
qu'elle explorait à grands coups de zoom. " Ce n'est pas seulement
un monde, c'est un Univers ", se dit-elle avec fierté, et dans sa
tête elle s'entendit presque prononcer le U majuscule. Elle sourit.
[...]
Animal
- Marc Seassau
Mon père n'a pas de cœur, il m'a encore grondée tout à l'heure. Je
lui en veux, il sait que je ne lui pardonnerai jamais. Je voudrais
être séparée de lui pour toujours. C'est impossible, je le sais bien.
Surtout ici. Ma cabine est minuscule, il est impossible d'y rester
plus d'une heure ou deux sans étouffer. Pourtant, elle est conçue
pour recevoir trois passagers. Je dois bénéficier d'une énorme faveur
en l'occupant toute seule. Je suis la fille d'un personnage important,
j'ai droit à des égards... Dès que je veux bouger, je me cogne aux
parois grises, j'ai du mal à croire que l'on puisse tenir à trois
empilés là-dedans. Les murs sont trop proches, le plafond trop haut.
J'ai l'impression d'évoluer à l'intérieur d'un couloir qui aurait
été placé à la verticale.
Mon père aussi doit se sentir à l'étroit. Il ne tient pas en place.
Chaque fois que je sors, je le croise dans une coursive. Dès que je
l'aperçois, je baisse les yeux, comme pour observer ses chaussures.
Il ne supporte pas mon absence de regard et m'interpelle. Le regard
que je lève vers lui ne lui plaît pas non plus, chargé de mépris et
de haine. Il se met dans une colère noire et les mots qu'il me lance
semblent heurter le labyrinthe des cloisons pour rebondir en un écho
de plus en plus blessant. Il a même voulu me frapper tout à l'heure.
Son bras s'est levé, extrêmement raide, il a hésité quelques secondes
puis s'est affaissé sans bruit en cognant doucement la hanche, presque
au ralenti. J'espère qu'il a eu peur de moi. Je suis rentrée dans
ma cabine et j'ai essayé de m'endormir.
[...]
A
son image - François Rebufat
Le plafond de métal gris clair n'évoque en elle aucun souvenir. Elle
est lasse et son corps lui fait mal, comme si un millier de courbatures
élançaient chacun de ses muscles. Avec difficulté, elle ouvre les
yeux, découvrant à la faible lumière de la pièce sa prunelle artificiellement
teintée d'orange. Elle ne reconnaît rien !
Nadia Riorca s'assoit sur l'étroite banquette de plastique blanc.
La pièce est petite, rectangulaire. Un rayon de lumière pourpre y
pénètre par une fenêtre ovale située en hauteur. D'un rapide coup
d'œil circulaire, elle évalue son environnement. Une chaise, une tablette,
un petit lavabo, une banquette-lit, un duvet, un placard, deux gobelets
de plastique transparent, un savon, un distributeur de serviettes
en papier, un miroir... Qu'est-ce que je fous ici ? , se demande-t-elle.
Elle est nue, et la pénombre dessine sur son corps les ombres d'une
musculature athlétique. Nadia se lève ; ses courbatures semblent avoir
disparu. Elle examine son visage dans la glace, au-dessus du petit
lavabo. Ses traits sont tirés, faisant ressortir le faisceau de fines
rides aux coins de chacun de ses yeux en amandes. Comme chaque fois
qu'elle regarde son visage, son attention est attirée par le tatouage
TSDS - Texas State Death Sentence - sur sa tempe. Les caractères entourent
l'aigle de la justice américaine. Elle sourit. De toute façon, elle
ne sait pas lire.
Après s'être abondamment aspergé le visage d'eau, la question revient,
pressante, demandant une réponse immédiate. Qu'est-ce que je fous
ici ? Où suis-je ?
Elle se rappelle s'être endormie la veille, dans son petit studio
étouffant de chaleur de la banlieue de Bangkok. Non, elle en est sûre,
elle n'a rien fait d'autre. Alors pourquoi est-elle là ?
Dans son armoire, elle découvre plusieurs combinaisons de formes identiques,
mais de couleurs différentes, ainsi qu'une paire de baskets légères.
Elle n'aime pas : ces vêtements ne protègent pas suffisamment. Elle
n'a pas le choix et revêt un ensemble de couleur ocre. Au moins, c'est
confortable et chaud.
La porte est fermée de l'intérieur. Vraiment étrange, se dit Nadia.
Elle l'ouvre lentement. Sa cabine donne sur un petit couloir gris
clair. Sur l'extérieur de sa porte est placardée une tablette d'acier
gravée. Elle reconnaît son nom, mais déchiffrer le texte qui suit
lui pose des difficultés. Les lettres sont pourtant grosses et les
caractères d'imprimerie faciles à identifier. Allez Nadia, fais un
effort !
Nadia Riorca
Sexe : Féminin.
Age : 29 ans.
Taille : 1,77m.
Signes particuliers : Tatouage TSDS à la tempe droite ; amputation
de trois doigts à la main gauche.
Profession : Tueur à gage.
Nombre de contrats réalisés : 53.
Remarques : Condamnée à mort par l'état du Texas en 2005 pour l'assassinat
de Frank Palm, gouverneur de l'état du Texas ; évadée du quartier
pénitentiaire sous haute sécurité de Rockville après avoir déclenché
un incendie général qui coûta la vie à 72 détenus et 33 gardiens.
Considérée comme ennemi public numéro un par toutes les polices des
États-Unis.
[...]
Veloxoper
- Albert Aribaud
Davyn se forçait à respirer profondément et calmement. Il lui restait
une minute pour se préparer avant que le champ de confinement ne se
résorbe ; ensuite, il faudrait être prêt à tout. Il vérifia d'un geste
réflexe le contenu des diverses poches de sa combinaison ainsi que
la tension des sangles de son sac à dos. Une chance qu'il n'ait pas
eu besoin du masque respiratoire et des bouteilles ; avec la foreuse
à laser, le treuil, la pompe et le matériel annexe, son sac à dos
semblait déjà peser une tonne, sans compter tout l'équipement réparti
dans sa combi. Il décrocha le FM de sa jambière, le régla pour des
rafales courtes et attendit.
La brume opalescente qui l'entourait se dissipa en une fraction de
seconde. Par réflexe, il opéra un tour complet sur lui-même. Pas plus
tard que la semaine dernière, Merrin, pour un nettoyage de routine,
n'avait pas surveillé ses arrières ; il s'était fait sectionner net.
Rien en vue - ce qui ne signifiait pas pour autant qu'il fût en sécurité
désormais, mais il aurait le temps de voir ou d'entendre venir un
agresseur. D'après les stats, quatre-vingt-dix pour cent des accidents
mortels survenaient dans les toutes premières secondes ; mais ceux
qui calculaient les stats n'allaient pas sur le terrain. Et pour en
revenir à la sécurité… Davyn consulta son chrono : 40.
Il avança rapidement jusqu'à la pointe de la plate-forme d'acier.
Rien au bord, non plus. Il sauta, et se reçut un mètre cinquante plus
bas. Le terrain, lisse devait sur environ mille mètres carrés, devenait
plus loin mat et bosselé, puis boursouflé : c'était le point d'intervention.
[...]
Fourmiland
- Arnaud Chéritat
Dans un long ruban vivaient des fourmis bidimensionnelles. En fait,
elles habitaient toutes une petite ville, dont elles ne sortaient
jamais, " car ", disaient-elles, " il n'y a aucun intérêt à partir,
comme nos mathématiciens l'ont démontré ". La référence en la matière,
Moeschérit, une travailleuse acharnée dans la plus pure tradition
fourmi, avait expliqué :
" Admettons, ce qui constitue la seule hypothèse raisonnable, que
notre univers soit un ruban infini. Alors celui-ci admet tout point
de son axe central comme centre de symétrie. Donc tout point de l'axe
est le centre de l'univers. Donc nous sommes au centre de l'univers.
Pourquoi irions-nous voir ailleurs ? Pour être plus précis, considérons
l'équation sur le fibré… "
[...]
Guerre
sans faim - Dominik Vallet
La nuit battait son plein lorsque Daphné ouvrit un œil. Cinquante
années d'insomnie lui avaient appris à tronçonner ses périodes de
sommeil. A ses côtés, son époux ronflait comme un bienheureux. Daphné
écarta doucement les couvertures et se dirigea vers la salle de bains.
Elle en referma la porte, déclencha la lumière et passa la main sur
le bleu qui ornait ses pommettes.
Son mari avait la colère violente. Pourtant, dans sa jeunesse, il
avait été beau comme un dieu, musclé, athlétique, brillant, et sa
réussite sociale aurait comblé les pires inquiétudes parentales. Malgré
les années, sa silhouette ne s'était pas trop alourdie, et son visage
conservait un certain charme qui ne laissait pas indifférent.
Poursuivant son périple nocturne habituel, elle quitta la salle d'eau
pour investir la cuisine située au rez-de-chaussée. L'I.A. voulut
s'enquérir de ses désirs, mais elle la fit taire d'un geste péremptoire.
Elle avait besoin de solitude. Pour autant que ce fût possible dans
une villa entièrement domotisée.
Elle se servit une tasse de café auto-chauffant. Le goût amer du breuvage
lui arracha une grimace nocturne. Elle aimait ces instants passés
à tenir la tasse brûlante entre ses mains au cœur de la nuit. Les
nuits étaient froides sur Carthage, et les jours trop longs.
L'holovision privilégiait toujours les conflits en cours à travers
la galaxie. Un éternel sujet de conversation pour guerriers en mal
d'autodestruction. Leurs compagnes se partageaient entre celles qui
attendaient leur moitié, celles qui se réjouissaient qu'ils soient
encore en vie, et les autres qui habillaient leur veuvage. L'holo
était réglée en permanence sur le profil de son mari car elle ne s'y
intéressait guère.
La planète Carthage se vouait à la Guerre. L'élite locale était constituée
de guerriers professionnels, de mercenaires, aurait-on dit autrefois.
Les Carthaginois devenaient soldats ou ratés, disait un antique proverbe.
Daphné grimaça, mais ce n'était plus l'amertume du café. Seulement
celle de sa vie.
[...]
Énergie
libre - Jean-Louis Bec
Le vent sifflait, et sa roublardise affolait les épineux, les plantes
écailleuses et toute une foule de petits arbres rabougris au tronc
atrophié. A flanc de colline, le semblant de piste se traînait entre
les cailloux comme une rivière en terrain plat. Une boucle à droite,
une boucle à gauche, avec de courts segments de ligne droite dont
les extrémités semblaient déboucher sur le vide. Procyon était au
zénith et le revêtement synthétique, surchauffé du fait de la proximité
des blocs de pierre, laissait suinter des plaques visqueuses d'hydrocarbure
prêtes à scotcher à la route le premier regard.
L'élécar ahanait sur la pente et l'augmentation de la déclivité ne
cessait d'aggraver le malaise de la mécanique. Sous le capot décoloré,
les deux moteurs électriques vibraient de révolte mal contenue.
- Allez, allez, encore un.
Franck fit circuler rapidement le demi-volant entre ses mains, et
toute la masse grondante du véhicule s'engagea dans le virage, le
museau en avant et les roues dérapantes. Bjorg dut saisir la poignée
haute pour ne pas jouer les battants de cloche contre la portière.
Sur sa droite défilait un paysage sec et poussiéreux, aux reliefs
abrupts, une succession de ravins taillés dans le roc dont les parois
se hérissaient d'arêtes minérales et de troncs noueux. Franck tapa
affectueusement sur le tableau de bord de l'élécar et l'envoya d'un
coup de volant attaquer l'épingle sur deux roues.
- Le dernier, c'est le dernier. Je te le jure.
Le polymère de la carcasse craqua et il monta de tous ses rivets une
plainte confuse, un coassement à la résonance sinistre.
- Tu es obligé de conduire si vite ? demanda Bjorg.
Il parlait sans perdre la route des yeux, toute son attention réquisitionnée
par la prévision des secousses et des changements brusques de trajectoire.
- Sinon elle ne montera jamais. Son domaine de prédilection, c'est
la descente, pas la montée. Surtout que la chaleur ne l'aide pas.
Franck jeta un rapide coup d'œil vers le haut puis se repositionna
sur son siège, avec le désir de vaincre les lacets restants par une
ultime charge.
Quand dans un grincement déchirant l'élécar émergea du dernier virage,
elle se retrouva au centre d'une esplanade vide délimitée par un alignement
de rochers. Le contact coupé, elle s'avachit le nez dans la poussière
avec une expiration sifflante de suspensions hydrauliques fatiguées.
Le claquement tonitruant des portières rebondit contre les pierres,
puis on n'entendit plus que le vent et le bruissement des buissons.
- C'est juste là. De l'autre côté, précisa Franck. Il y en a pour
cinq minutes de marche.
Il désignait d'un bras tendu un petit renflement de terrain à la végétation
rare. Une casquette à longue visière sur la tête, il se mit en marche,
légèrement courbé, ses épaules cherchant à s'effacer sous la chaleur.
A quelques pas derrière lui, Bjorg suivait d'un pas nonchalant et
avait l'air visiblement ailleurs.
En bas, la plaine brillait comme la mer sous le soleil. Les roches
éclatées, leurs éclats tranchants, leurs courbes minérales, harponnaient
et fouettaient la lumière pour la faire danser comme de l'eau. Dans
cette atmosphère poussiéreuse, la station scintillait au loin d'une
luminescence étrange, et sa blancheur semblait parfois irradier des
éclairs. Conçue comme une étoile à huit branches, son port d'arachnide
n'en paraissait que plus affirmé.
[...]
Sur
la même longueur d'onde - François Rebufat
Allongé sur le sable fin de la berge, Jad ajusta sa Vision. La distance
s'évanouit et les mots prirent sens. Etoile Py chantait ce soir-là.
Un chant lent et rythmé qui transcendait les amours de Jad. Il était
heureux qu'Etoile Py lui parle ce soir, car depuis sa querelle avec
Etoile Gamma, Etoile Py négligeait Jad, se repliant sur elle-même
comme un enfant abandonné. Son chant de lumière, se répercutant maintenant
en mille reflets sur les eaux du lac Qweldj, semblait onduler à l'infini,
comme un océan tranquille. Eau, lumière, son : communique, pensa Jad
en s'étirant langoureusement sur le sable. Il se rappela sa première
réalisation à travers laquelle il avait exposé sa singularité. C'était
une boîte de verre fermée contenant les huit gouttes essentielles
de l'eau. Etoile Ui lui avait donné cinq rayons qu'il avait liés à
l'eau et la boîte s'était mise à chanter. Une réalisation bien puérile,
pensait-il aujourd'hui. Mais la simplicité et la force expressive
de l'objet avaient ravi l'assemblée exceptionnellement regroupée pour
ce moment unique. Après la présentation, Jad s'était enfui dans le
désert de sable rose, intimidé et profondément bouleversé par la révélation
de sa singularité. Pendant cent une nuits, allongé à même le sable,
il avait écouté les Etoiles chanter.
Depuis ce temps, Jad avait appris beaucoup plus. Il entendait les
Etoiles discourir entre elles, leur avait révélé sa présence et passait
des nuits entières à disserter sur la poésie de l'univers. Depuis
peu, il imprimait un cristal-enregistreur. Ainsi il conserverait une
trace de sable de la lumière-son de l'univers. Et, quand viendrait
le cycle de communion avec ses semblables, chacun pourrait, par le
biais des sens communs, ressentir les échanges entre lui, les Etoiles
et l'univers. Ainsi exposée devant tous, sa singularité apporterait
à chacun un élément nouveau dans la quête individuelle du peuple de
Sable.
[...]
Temps
de chien - Marc Seassau
Sans mentir, mon chien est le plus beau du quartier, de la ville,
de la région, le plus intelligent. Son poil est doré, mi soie mi émeri,
une vraie fourrure en hiver, épaisse comme un duvet de paille, imperméable,
tellement dense que l'eau y glisse sans jamais mordre la peau. Il
est si magnifique que j'ai honte de lui infliger la vue de ma pauvre
chair rose et duveteuse. Le soir, pour cacher ma fragilité, je me
roule en boule dans les plis de la couverture. Mais il n'y a rien
à faire, je sais que ces fibres artificielles sont incapables d'imiter
sa pelisse naturelle. Je ne serai jamais à ses yeux qu'un ver fragile
et nu aux ongles fragiles, au corps vulnérable.
Il m'aime pourtant, j'en suis sûr. Souvent, nous sortons ensemble
dans les ruines de la ville. Le nez collé au sol, il avance au flair,
sans même se guider du regard. Pendant que je pleure sur les vestiges
d'un monde disparu, il joue, escaladant en souplesse les blocs de
pierre les plus tranchants. Les carcasses d'immeubles écroulés sont
comme des os de calcaire géants qui jonchent le sol, d'immenses squelettes
délabrés. Les seuls vestiges de nos maisons brisées, pulvérisées.
Je lui dois la vie. Il m'a retrouvé en fouillant les décombres de
la truffe et des griffes, peu après l'explosion. Coup de chance extraordinaire,
j'étais enfermé dans ma cave. J'aime cette pièce voûtée, creusée à
même le roc dans un calcaire tendre et souple. La bastide s'était
effondrée, comme toutes les autres habitations, mais le cellier avait
tenu le coup. J'avais eu de la chance en choisissant de vivre dans
un bâtiment ancien, capable d'affronter les siècles.
Lorsqu'il est apparu, je pleurais de peur et de désarroi dans cette
cave humide. Depuis des jours je m'appliquais à résister, ivre du
vin qu'à force d'attendre je lampais presque machinalement. La seule
boisson qui restait à ma disposition, des quantités de bouteilles
poussiéreuses dont je brisais le bec en aveugle. Il me fallait en
nettoyer méticuleusement le goulot, ôter avec soin chaque éclat de
verre pour éviter toute coupure. Qu'aurais-je pu faire d'autre que
boire pour donner un sens à mon attente ? Des jours et des jours d'ivresse
absurde.
[...]
Terrêve
- Stéphanie Lebeau
L'imagination est plus importante que le savoir
Albert Einstein
Einstein ouvrit les yeux et regarda l'heure : vingt-deux heures. Il
se redressa d'un coup de nageoire, et frappa de toutes ses forces
sur le commutateur de nacre intégré au lit. Comme il aurait dû le
prévoir, son geste rageur eut pour seul effet de brasser de l'eau
et de le propulser un mètre en arrière. Une fois le commutateur enfoncé,
la Fonda-émétrice était avertie de son réveil et l'eau vibra sous
l'action d'une élégante voix mécanique :
" Bonjour monsieur Einstein ! Nous espérons que vous avez bien dormi.
Il est vingt-deux heures et deux minutes sur Terréelle. Aujourd'hui,
la température moyenne est de vingt-sept degrés à un mètre sous la
surface, vingt-trois degrés à deux mètres, vingt degrés à quatre mètres
et quinze degrés en dessous de dix mètres. " Einstein était satisfait
de ce refroidissement, car il n'aimait guère se mouvoir en eau chaude.
La voix mécanique continua : " N'oubliez pas qu'aujourd'hui est un
jour de fête : nous célébrons l'anniversaire de la Fondascience, elle
a aujourd'hui exactement dix mille ans.
- C'est plutôt un jour d'enterrement ", maugréa Einstein. " L'enterrement
de la liberté et de l'imagination. "
La voix de la radio interactive interrompit ses pensées : " Maintenant,
il est l'heure de votre exercice quotidien de cohérence. Ecoutez bien
monsieur Einstein : Au commencement, il y a cinq milliards d'années,
était Terrêve. Ce n'était qu'une boule de feu dans le vide de l'espace.
Ensuite cette boule s'est refroidie, et l'eau liquide a recouvert
sa surface. La vie apparut alors, d'abord très simple, puis exubérante,
et enfin délirante. Première question : Quel est l'âge de Terrêve
? " Einstein prononça d'une voix traînante : " Cinq milliards d'années.
" Et la douce voix mécanique continua son cours qu'elle entrecoupait
régulièrement de questions. Einstein parlait devant la membrane en
peau de limace des mers, qui vibrait imperceptiblement pour transmettre
les réponses attendues à la Fondascience. Il faisait très attention
à bien articuler les ultrasons, car si la machine comprenait mal une
réponse, elle la considérerait comme fausse et il devrait refaire
l'exercice en entier, et surtout, réentendre depuis le début le baratin
qu'on lui avait déjà asséné. Et il avait déjà perdu suffisamment de
temps avec ce stupide exercice obligatoire.
[...]
Comment
j'ai sauvé la Terre des Martiens
- Pierre Alexandre Sicart
Oui, c'est vrai, j'ai sauvé la Terre des martiens. Je suis, comme
qui dirait, un héros. Mais bon, soyons franc : vous en auriez fait
tout autant, la chance a joué son rôle dans l'histoire !
Quelle histoire ?
C'était par un beau soir d'été sur notre bonne vieille Terre, tout
était parfait : il ne faisait pas trop chaud, pas trop froid encore,
juste une petite bise pour vous chatouiller les papilles, si vous
voyez ce que je veux dire. Enfin bref, ce soir-là, je me promène à
travers champs le long du petit bois, tout tranquillement, quand je
perçois cette vibration sourde - pas trop naturelle.
Vous me suivez ? Moi ça m'intrigue, quand même, alors je me glisse
dans la direction des vibrations, là, à travers le sous-bois - sans
faire trop de bruit. Et puis là, paf ! Devinez quoi ?
[...]
Mascarade -
Hervé Martin
Jaime Sadhi inspecta une dernière fois le masque complexe, fruit d'une
bonne heure et demie de maquillage, et aplatit une mèche rebelle.
Le délicat réseau violacé sur fond de teint vert émeraude qui couvrait
son visage de la racine des cheveux jusqu'à la base du cou ne présentait
aucune imperfection. Il s'octroya un sourire de satisfaction et, abaissant
les paupières, se vaporisa de gel.
Parfait ! La pellicule micro poreuse qui le recouvrait lui assurait
une autonomie suffisante pour la réception de Tsen-Do et ses prolongations
éventuelles.
Akkadi San y paraîtrait-elle accompagnée ? Il plissa les yeux à cette
évocation et lança un regard courroucé à son reflet. Cette sainte-nitouche
ne perdait rien pour attendre ! Depuis trois cycles, il était Anu-Do
et, bien qu'il se soit gardé d'en faire étalage jusqu'à présent, il
était évident que tous les membres du Do-Ring étaient au fait de son
récent statut. " Allons, se modéra-t-il, laisse de côté tes manœuvres
sentimentales et concentre-toi sur ton entreprise… "
Il commanda une visualisation périphérique et étudia sa nuque à la
recherche d'un défaut de symétrie. Rien à dire ! La micro caméra revint
dans son logement et il consentit enfin à se détourner du panneau
vidéo. La soirée allait être savoureuse à n'en point douter. Il paraderait
comme à l'accoutumée, distillant bons mots et remarques finement ouvragées
comme il sied à un Anu-Do fraîchement émoulu, mais sans excès. Pas
question de prêter le flanc à un duel oratoire, pas à ce moment de
la partie ! Son coup d'éclat, il le réservait pour le prochain tour,
là où le rapport des forces lui offrirait la possibilité d'abattre
ses cartes avec le maximum d'effets.
Dans un mouvement gracieux et soigneusement répété, il fit virevolter
sa toge pourpre et s'en alla rejoindre les trois Mauranes attachés
à sa suite.
Ceux-ci lui adressèrent un signe discret, mais n'interrompirent pas
pour autant leur partie de tarn. Les Mauranes étaient des guerriers
libres et aucun personnage, quel que fut son rang, n'aurait eu le
front de les arracher à une simulation tactique sans encourir une
assignation en duel.
Jaime Sadhi dépassa la projection holographique sans un mot et alla
se poser sur une banquette, faisant mine de s'intéresser aux plis
de son vêtement. Le rituel…
[...]
Sonate
posthume - Lionel Lancelet
Diane referma la porte, poussa les verrous. Décelant une présence,
elle demanda à voix haute : " C'est vous, Monsieur Neuville ? " Une
voix lui parvint de la salle de séjour : " C'est moi, Diane. Venez.
"
Elle s'approcha en souriant, et vint s'asseoir sur le canapé, à côté
de Léonard Neuville. " C'est la première fois que vous venez me voir
ici, Monsieur Neuville.
- Je sais, ma petite fille, mais le temps presse. Je suis vieux, malade,
et je crains de ne pas vivre assez longtemps pour voir ta mission
s'achever et réussir.
- Nous aurions peut-être dû accélérer l'apprentissage ?
- Non, non. Cela semble déjà miraculeux pour beaucoup que tu sois
devenue une telle interprète en cinq ans. Nous ne pouvions pas aller
plus vite.
- Mais, si vous mourez, comment saurai-je à quel moment il faudra
dire la vérité ?
- Quand tu seras mondialement connue, aimée du public - que dis-je,
aimée ? Adorée du public - le moment sera venu. Et puis, il y aura
toujours David pour te dire quoi faire. Mais dis-moi, ceux qui te
connaissent t'adorent déjà, n'est ce pas ?
- Le comportement de certains semble l'indiquer.
- C'est bien, c'est très bien. Il faut dire que tu es tellement adorable.
Je ne connais aucune femme qui ait ton charme, ta grâce, ton talent.
J'en oublie parfois que tu n'es pas tout à fait humaine, vois-tu.
"
Diane rougit imperceptiblement. " Monsieur Neuville, vous disiez être...
malade. N'y a-t-il rien à faire pour vous guérir ?
- Tu vois, tu n'es pas humaine, mais nous t'avons faite tellement
humaine que tu rougis quand on te complimente un peu, et que tu cherches
à détourner la conversation. David serait content de voir ça.
- David n'est pas malade, au moins ?
- Bien sûr que non ! Pourquoi voudrais-tu qu'il le fût ?
- Mais ce n'est pas ce que je veux !
- Il va très bien, rassure-toi. Tu as de la chance, toi : tu ne vieillis
pas, tu n'es jamais malade...
- Monsieur Neuville, un journaliste, c'est-à-dire, un critique, m'a
proposé de dîner avec lui. J'ai refusé. Est-ce que j'ai bien fait
?
- Méfie-toi des journalistes : il leur arrive de perdre un peu le
sens de la dignité, pour une info inédite, une photo exclusive. Ceci
dit, il y en a pour qui l'éthique n'est pas un vain mot. Et puis,
tu fais ce que tu veux, ma petite Diane. C'était une invitation professionnelle
ou personnelle ?
- Plutôt personnelle, je pense.
- Encore une fois, tu fais comme tu veux. Et après tout, si ce journaliste
te plaît... Est-ce qu'il te plaît ?
- Je ne sais pas, Monsieur Neuville, je le connais à peine.
- Tu n'as aucune raison d'obéir aux humains, tu sais. Comporte-toi
exactement comme une des leurs. C'est tout ce que je peux te dire.
- Bien, Monsieur Neuville.
- Bon. Tu as des projets, pour ce soir ?
- Non, aucun.
- Alors, allons dîner en ville. Après tout, aux yeux des autres humains,
je suis ton oncle, et un oncle a bien le droit d'inviter sa nièce
à dîner, n'est-ce pas ? "
[...]
Star
stress - Arnaud Chéritat
Tout a commencé il y a une saison vulcanienne. Les autres n'ont toujours
rien remarqué. Nous les vulcains sommes supérieurement intelligents.
Mais suis-je vulcain ? Il y a une saison, alors que je me lavais,
le sommet pointu de mon oreille s'est détaché. Terrorisé, je l'ai
tout de suite remise. Depuis, je fais attention à ne plus y toucher.
Que diraient les autres s'ils savaient ? Me prendraient-ils pour un
espion ? M'exécuteraient-ils ?
[...]
La
voix des étoiles - Eric
Leglohaec
- Merde !
Benson se réveilla juste à temps pour attraper au vol la cigarette
qui venait de lui échapper des lèvres et menaçait de brûler ses cuisses.
Il l'écrasa nerveusement dans un cendrier.
Durant une minute, il resta à contempler la suite de chiffres qui
défilaient sur son écran, puis se laissa aller en arrière dans son
siège. Il était exténué. Les incessants contacts avec la Terre, les
tentatives vaines de déchiffrer le message, l'avaient épuisé.
Il étira son corps engourdi par la fatigue, se leva et, avec l'aisance
que procure la faible pesanteur, se dirigea vers la vaste baie vitrée
qui occupait tout un pan de la salle de contrôle. La nuit, privée
de toute pollution lumineuse, était d'une pureté remarquable. Son
regard vagabonda parmi les étoiles et s'arrêta sur Sirius, l'astre
qui retenait toute l'attention du Moon Observatory depuis ces deux
dernières semaines.
Une voix douce le sortit de sa rêverie : " Professeur, un appel de
monsieur Marr depuis l'EORN, voulez-vous répondre ? "
- Oui, passez-le-moi, répondit Benson dans un soupir.
Le visage d'un homme âgé apparut sur l'écran mural. Son regard exprimait
à la fois une grande intelligence et une profonde lassitude.
- Bonjour, David. Avez-vous du nouveau ?
- Non, absolument rien. Nous n'avons pas avancé d'un poil.
- Ah... Je viens d'envoyer à votre équipe ce que nous avons capté
hier. C'est une aide bien maigre en comparaison de la tâche qui vous
incombe.
- Merci, professeur. Sans vous, nous ne pourrions même pas travailler
sur la totalité du message. Avez-vous réussi à comprendre quelque
chose aux codes que je vous ai envoyés ?
Le vieil homme secoua la tête en signe de négation.
- Non. A croire que ces êtres nous ont surestimés. Après tout, nous
ne sommes peut-être pas si intelligents que ça.
[...]
L'entropie
est une salope ! - Hervé
Jubert
La phrase s'étalait comme une plaie vive sur le torse de l'adorateur.
Nu, les cheveux en broussaille et dans un état squelettique, l'agitateur
suicidaire attendait que les reîtres s'abattent sur lui et le renvoient
à la source, au néant. Il gueula son message - L'entropie est une
salope ! - d'une voix éraillée en direction de Jacques Lien, qui arrivait
d'un pas tranquille à son niveau avec un regard moqueur. Des pigeons
s'envolèrent. Une cohorte de soldats insectoïdes aux armures bleu
nuit déboucha à l'extrémité de la petite place. Les passants ne s'arrêtèrent
ni ne dévièrent leur route. Les reîtres étaient suffisamment bien
entraînés pour nettoyer l'endroit sans bavure. Il fallait simplement
veiller à ne pas traverser une ligne de tir. Trois soldats mirent
un genou à terre et visèrent le prophète squelettique qui s'était
retourné vers eux, les bras en croix. Trois faisceaux lasers se tendirent
entre les canons des armes et lui. Lien s'était arrêté pour contempler
la scène. Il apprécia la disposition des points rouges sur le torse
aux côtes saillantes. Les sommets du triangle marquaient le foie,
la trachée artère et les parties génitales. L'adorateur ouvrit la
bouche pour émettre son message une dernière fois. Les trois soldats
firent feu en même temps. Un choc mou fit reculer le prophète de deux
pas vers l'arrière. Il hésita à s'effondrer mais s'agenouilla en fait
sagement. Ses mains caressèrent le vide sanglant de son entrecuisse.
Son sexe - enfin, ce qui en restait - reposait à quinze mètres de
là. Une fontaine glougloutante s'échappait de sa gorge perforée et
effaçait le message gravé dans sa poitrine sous des langues de sang
chaud. Quant à la balle virale, elle avait rempli son office dans
le foie de l'infortuné, d'après l'odeur âcre qui s'en échappait. Le
prophète tomba face contre terre. Un robot nettoyeur se posa à côté
de lui, ramassa les débris et reprit son envol en laissant sur les
flaques pourpres une mince pellicule de sciure blanche. Les reîtres
disparurent comme ils étaient apparus. Les pigeons se reposèrent sur
la place en poussant des roucoulements outrés. Jacques Lien reprit
sa route vers la maison du Verbe. "Ces reîtres sont décidément bien
entraînés", songea-t-il, un sourire de satisfaction aux lèvres.
[...]
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