Lovecraft et la Cryogénie
Il semble qu’il y ait quelque chose à propos du froid, et particulièrement des étendues glacées des régions polaires, qui touche les écrivains d’horreur scientifique. Le lecteur se souviendra que le Frankenstein de Shelley s’enfuit en dernier lieu dans l’arctique, et le roman d’Edgar Allan Poe " Les aventures d’Arthur Gordon Pym " utilise l’antarctique comme décor. Lovecraft, également, utilise le froid comme toile de fond de l’horreur (ses biographes notent que dans sa vie privée, il nourrit durant toute son existence une haine pour le froid), et certaines de ses utilisations artistiques des basses températures sont depuis devenues classiques dans la fiction.
Par exemple, il fut probablement le premier écrivain de SF à user de l’enfouissement cryogénique pour conserver les monstres frais. Sa nouvelle datant de 1931, " Les Montagnes Hallucinées ", détaille les exploits d’une petite équipe d’exploration universitaire dans le continent antarctique. Là-bas, une partie isolée de l’équipe dégage les restes gelés de huit horribles créatures mi-végétales mi-animales, représentantes d’une race éteinte. Les scientifiques traînent les spécimens jusqu’au camp pour les disséquer (les chiens s’énervent naturellement), et les trouvent étonnamment bien conservés. Dans une scène qui depuis est devenue banale (mais Lovecraft fut le premier à le faire !), l’étude a lieu sur un spécimen alors que les autres sont autorisés à se réchauffer sans que personne ne prête attention à eux. Le résultat est un carnage.
Il s’avère que les monstres végétaux sont les représentants d’une ancienne race qui, à un certain moment, façonna les ancêtres de toute vie sur Terre. Ils sont eux-même des créateurs de vie, et l’une de leurs créations est une race d’organismes esclaves ressemblant à de gigantesques pâtés, qui à la dernière minute se retournent contre eux et les tuent, style Frankenstein. Il semble que la punition pour avoir joué à Dieu s’applique de façon universelle. Chez Lovecraft, même les monstres ont des monstres pour leur faire des ennuis.
Dans les années qui suivirent, " la chose trouvée gelée dans l’Arctique " fut utilisée dans beaucoup de films de SF, depuis The Thing (où un végétal intelligent et gelé, devant beaucoup à Lovecraft, est animé par un jeune James Arness) jusqu’aux films miteux comme " Le Géant Mantis ", " Le Malheur de Frankenstein ", ou " la Navy contre les Monstres de la Nuit ". A travers tout cela courut l’idée que non seulement il y a des choses que l’Homme n’Etait Pas Censé Savoir, mais aussi des Choses que l’Homme n’Etait Pas Censé Décongeler.
Lovecraft devait revenir au thème de l’assaut scientifique contre la mortalité à plusieurs reprises encore dans ses histoires, et le froid est utilisé au moins une fois encore comme un moyen important. Dans l’histoire du savant fou " Air Froid ", le narrateur (un locataire d’une cité de New York) apprend que l’un de ses voisins du dessus est un savant espagnol, un physicien qui vit reclus, appelé Muñoz. Conséquence de quelque étrange problème de santé, il doit conserver ses pièces à la température glacée de 13°. Par la suite, le narrateur fait une crise cardiaque et, dans son besoin urgent de secours médical, il est obligé de se tourner vers ce voisin qui donne la chair de poule et qu’il ne connaît pas. Le Dr Muñoz se présente comme un gentleman cultivé, avec une touche de glace. Le narrateur est reçu dans l’appartement frigorifié de son voisin physicien et il apprend certaines choses sur la philosophie de l’immortalité que prône le savant, et sur les possibilités de la science:
" Mais la répugnance céda bientôt la place à l’admiration [écrit le narrateur] pour l’extrême habileté, quoiqu’étrange, du physicien, qui était visible tout de suite malgré le froid glacial et le tremblement de ses mains qui semblaient exsangues. Il comprit mes besoins d’un seul coup d’oeil, et y remédia avec une habilité de maître, tout en me rassurant d’une voix agréablement modulée bien que bizarrement creuse et détimbrée, me disant qu’il était le plus amer des ennemis jurés de la mort. Il avait englouti sa fortune et perdu tous ses amis dans une vie d’expérimentations étranges vouées à faire échec à la mort et à l’éradiquer. "
Muñoz devait sans doute être un adepte de Venturi ! Alors que le narrateur se fait soigner, il apprend aussi que, parce-que " la volonté et la conscience " sont plus fortes que la vie organique elle-même, il existe des moyens de préserver une " animation nerveuse " en l’absence de fonctions organiques, ce qui préserve donc le corps. Son hôte lui dit qu’il doit probablement être possible pour lui, d’une certaine manière, de vivre sans coeur du tout.
Le narrateur se remet, mais tandis que les mois défilent, il trouve que l’état du Dr Muñoz empire. Son visage devient chaque jour plus rubicond et sa coordination et son mental commencent à s’altérer.
Il commence également à exhaler une certaine odeur, et il est obligé de se baigner de plus en plus souvent dans d’étranges produits chimiques aromatisés. La machine à réfrigérer (un compresseur d’ammoniac) est dûment modifiée pour produire des températures aussi basses que -2°, et cela fonctionne pour un temps. Mais un jour, la machine tombe en panne.
Cela provoque une crise. Le narrateur est obligé de se rendre " loin en centre ville " dans un magasin afin de remplacer un piston compresseur, pendant que son ami en est réduit à se baigner dans de l’eau glacée, dans sa salle de bain, approvisionné en glace par un garçon du coin. Le narrateur revient d’un voyage difficile, mais le garçon est parti, la journée est chaude et pas le moindre son s ’émane de l’appartement, sauf ce qu’il décrit comme " quelque chose d’innommable, une sorte de dégoutement lent et visqueux ". La porte est forcée, et le narrateur trouve:
" Une sorte de traînée sombre et boueuse menait de la porte ouverte de la salle de bain à celle du hall, et de là au bureau, où une horrible petite flaque s’était accumulée. Quelque chose était griffonné là au stylo par une main aveugle, sur un morceau de papier affreusement maculé comme si des griffes avaient tracé ces derniers mots pressés. Ensuite la traînée menait au lit et se terminait indiciblement. "
Il s’avéra que le Dr Muñoz n’était pas simplement malade depuis 18 ans, il était cliniquement mort depuis 18 ans. Cependant, il était merveilleusement bien conservé. Ou du moins, il l’avait été pour un temps.
" Air Froid " a clairement une dette envers " La Vérité sur le cas de M. Valdemar " mais le changement essentiel de Lovecraft par rapport au classique récit antérieur, de Poe, est qu’il modifie au moins un peu le mécanisme de préservation. On passe de la force hypnotique semi-mystique à celle, claire, de la science médicale. Cette fois, l’humain en suspens est un physicien, quelqu’un qui (comme Faust) joue un rôle actif dans son propre marché avec le démon de la technologie. C’est aussi la première fois qu’apparaît dans la fiction cet important stratagème du scientifique qui s’arrange délibérément pour préserver son propre corps, au-delà de la mort, par des moyens cryogéniques. Ainsi, " Air Froid ", écrit en 1928, garde un certain droit au titre de première histoire cryogénique du monde.
Bien sûr, la science de Lovecraft manque d’exactitude et n’est guère crédible. Ses cryogénisations, simplement introduites comme une ficelle pour rehausser l’horreur, sont une variété de faites-le-vous-même. Qu’est-ce qui (demandons-nous) pourrait être plus terrible pour un patient " cryogénisé " que de devoir être son propre médecin et ingénieur, d’avoir à veiller sur ses propres arrangements réfrigérants et les réparer seul, pendant que l’on regarde sa lente déchéance à une température trop élevée ? Lovecraft est aussi le premier à traiter du terrible problème de la cryogénie: " que faire si votre équipement capricieux pète les plombs ? ". Sa réponse, comme dans la plupart de ses fictions, est que ce ne sera pas joli.
Est-ce que la cryogénie en tant qu’idée a quelque dette historique envers Lovecraft ? Il y a une certaine preuve indirecte à cela. Son influence sur les auteurs de SF a été très grande et il est parfois difficile de deviner quels écrivains ont lu Lovecraft, et lesquels ne l’ont pas fait.* " Air Froid " fut publié la première fois en mars 1928, nous aimerions particulièrement savoir si cela eut une influence sur l’auteur de SF Neil R. Jones dans son élaboration de ce qui a classiquement été considéré comme la première nouvelle de cryogénie " Le Satellite Jameson ", publiée en juillet 1931. C’est l’histoire dont Robert C.W. Ettinger disait qu’elle l’inspira pour sa propre fiction en relation avec la cryogénie, et même plus tard, pour sa suggestion formelle que la cryogénie était vraiment pratiquée. Les lecteurs se souviendront (Voir Cryonics, Nov 1991 p.5) que dans " Le Satellite Jameson ", un certain professeur Jameson ordonnait que son corps soit envoyé en orbite autour de la Terre quand il mourrait, afin de le préserver. Il est probable qu’en 1931, on pensait que les profondeurs de l’espace entraînaient le froid permanent, et de cette façon, Jameson (peut-être avec un peu trop de coïncidences) s’arrangeait pour passer outre le gros défaut de l’équipement et de la défaillance humaine qui tourmentaient le bon Muñoz de Lovecraft. Est-ce que Jones avait Muñoz dans la tête ?
*(note): Pour prendre un exemple intéressant, la Vénus de Lovecraft, en 1935, est caractérisée par des jungles tropicales humides et des reptiles indigènes, avec des vrilles sur la poitrine. C’est aussi la Vénus d’ " Une Planète à l’autre " d’Heinlein, écrite une génération plus tard. Dans une autre histoire de Lovecraft (" Celui qui chuchotait dans les Ténèbres "), les aliens ont le visage couvert d’antennes qui se tortillent. Ils veulent capturer le héros et le transporter sur leur base principale, sur Pluton - un plan réutilisé des décades plus tard dans " le Vagabond de l’Espace " d’Heinlein. Et les anciens " Dieux " de Lovecraft, attendant éternellement un trou dimensionnel à ouvrir afin de pouvoir réclamer une Terre qu’ils dirigeaient auparavant rappellent les Fils de l’Oiseau dans " La Déplaisante Profession de Jonathan Hoag " de Heinlein. Et ainsi de suite. Nous pouvons donc soupçonner qu’Heinlein ait lu Lovecraft, au moins un peu. Fin de la note.
Dans l’histoire de Jones, le corps gelé de Jameson est découvert, dans un futur lointain, par une race de robots extra-terrestres immortels, qui déplacent son cerveau préservé et le mettent dans le corps d’un robot, procédé qui lui confère une immortalité fonctionnelle. Une immortalité fonctionnelle en tant que cerveau désincarné, soigné mécaniquement par des extra-terrestres du fin fond de l’espace ? Cela peut sembler insensé pour la Science-Fiction de 1931, mais les lecteurs seront peut-être intéressés de savoir que Lovecraft avait travaillé le même thème, juste l’année d’avant. Dans son histoire, des êtres extra-terrestres voyageant discrètement kidnappent à l’occasion des humains curieux ou trop mêlants, et mettent simplement leurs cerveaux dans des containers métalliques scellés afin d’en faciliter le transport à travers l’espace. Les cerveaux terriens sont ensuite vendus pour en tirer leur savoir (ils peuvent voir, entendre et parler à l’aide d’appareils mécaniques) mais bien sûr ils sont complètement impuissants. A un moment, l’un des cerveaux désincarné (pour des raisons peu explicites) essaie de convaincre le narrateur de se laisser lui aussi " transplanté " dans ce genre de logement mécanique. Pendant son discours, le cerveau (logé dans un cylindre connecté à plusieurs appareils, posés sur une table) débite machinalement:
" Réalisez-vous ce que cela signifie quand je dis que je suis allé sur trente-sept corps célestes, planètes, étoiles mortes et autres objets moins définissables ? [...] Tout cela ne m’a pas fait souffrir le moins du monde. Mon cerveau a été extrait de mon corps par des incisions si adroites qu’il serait grossier d’appeler cette opération de la chirurgie. Les êtres qui nous visitent ont des méthodes qui rendent ces extractions faciles et presque normales - et le corps ne vieillit jamais quand le cerveau est en dehors de lui. Ce dernier, pourrais-je ajouter, est virtuellement immortel, avec ses facultés mécaniques et seulement un peu de nourriture sous forme de fluide préservant qu’on change occasionnellement. "
De nouveau, c’est une citation de Lovecraft, pas de Jones. L’histoire est intitulée " Celui qui chuchotait dans les ténèbres ", et elle fut publiée en 1931. Jones a-t-il lu Lovecraft et a-t-il trouvé là à la fois ses idées sur la cryogénie et la cybernétique ? La conjecture du lecteur est aussi valable que la mienne.