Lovecraft
et l'Ufologie
Enquête
sur un rêve :
Lovecraft
a-t-il révélé un" Roswell du XIXe siècle
" ?
|
L
Fasciné par le " réalisme " d'un rêve
raconté par Lovecraft à ses correspondants, Joseph
Trainor, rédacteur de la lettre ufologique " UFO Roundup
", se lance dans une enquête minutieuse afin de savoir
si HPL a vraiment rêvé... Ses conclusions sont pour
le moins surprenantes.
Je ne possède pas de trench-coat ni de revolver. Je ne conduis
pas une Cadillac 1949 Coupé de Ville. Je n'appelle pas les
femmes " M'dame " ni " surette ". Je ne
porte même pas de chapeau ! Et pourtant, en 1997, je jouais
au détective dans la vallée du Mohawk, au nord de
l'Etat de New York
Tout a commencé lorsque j'ai lu une lettre adressée
en 1920 par Lovecraft au Gallomo, un cercle littéraire (1).
Si vous avez lu le UFO Roundup de la semaine dernière (vol.
4, n° 33), vous vous souvenez de ce rêve étrange
qu'avait fait Lovecraft, dans lequel il était un chirurgien
militaire nommé " lieutenant Spencer "
(2)
qui retournait dans sa ville natale, au nord de l'Etat de New York,
en juillet 1864. Un jeune homme inquiet insistait pour que Spencer
aille voir son vieil ami le Dr Chester. D'abord réticent,
le Dr Chester finissait par faire entrer ses visiteurs dans un grenier
verrouillé où ils découvraient un spectacle
incroyable : les deux bras amputés d'une créature
manifestement non-humaine.
Le " rêve " de Lovecraft paraissait si étonnamment
réel que j'ai commencé à me demander s'il n'y
avait pas quelque chose derrière tout cela. HPL avait certainement
semé suffisamment de détails vérifiables dans
son récit : je décidai donc, mes vacances arrivées,
de faire le trajet du New Jersey à l'Etat de New York afin
d'effectuer quelques recherches sur place.
J'ai
d'abord demandé à une amie, libraire à Windham
dans le Connecticut, comment retrouver la trace d'un soldat de la
guerre de Sécession. Elle me répondit qu'en 1884 l'adjudant
général avait établi une liste de tous ceux
qui avaient servi dans l'armée de l'Union pendant cette guerre.
Chaque Etat possédait son propre livre avec les noms de tous
ses combattants.
Avant de partir, je m'étais demandé si le " Lieutenant
Spencer " pouvait avoir un rapport avec l'Etat de Rhode Island.
Peut-être avait-il obtenu son diplôme médical
à la Brown University de Providence. Pas de chance ! D'après
les archives du bureau des anciens élèves de l'université,
aucun " E. Spencer " originaire de l'Etat de New York
n'avait fait partie des étudiants au milieu du XIXe siècle.
A
la fin du mois de mai 1997, je me rendis à Saratoga, dans
l'Etat de New York. Je connaissais bien la bibliothèque de
la ville. Mais une fois de plus je fis chou blanc. Même chose
à Troy, où le bibliothécaire local me prévint
que j'étais à la recherche de la proverbiale aiguille.
Près de 500 000 hommes originaires de cet Etat ont servi
dans l'armée de l'Union pendant la guerre de Sécession.
Et j'étais là, 132 ans plus tard, à tenter
de retrouver un unique soldat parmi un demi-million. Mais il m'indiqua
malgré tout la piste à suivre : la librairie d'Etat
du Capitole à Albany.
Les listes de mobilisation microfilmées mentionnaient quatre
" E. Spencer ". Deux étaient originaires de New
York. Je les écartai d'emblée. Un autre venait de
Binghamton, dans le sud de l'Etat. Cela ne collait pas au récit
de Lovecraft qui était très clair à ce sujet
: " dans la partie nord de l'Etat de New York ".
Cela ne laissait que le Numéro Quatre : le premier lieutenant
E. Gary Spencer, chirurgien au 94e Régiment de New York,
originaire de Brockett's Bridge.
" Où est Brockett's Bridge ? ", demandai-je à
la bibliothécaire en rendant les microfilms.
Elle m'adressa un regard absent. " Jamais entendu parler. "
De
retour à ma voiture, je pris mon fidèle atlas routier
Rand-McNally 1997. Aucune mention dans l'index d'un Brockett's Bridge
dans l'Etat de New York.
J'achetai dans une station-service d'East Schodack la carte routière
de l'Etat la plus détaillée que je puisse trouver.
Pas de Brockett's Bridge !
Découragé, je pris la route du retour vers le Rhode
Island. J'étais sur le point de laisser tomber. Puis je me
mis à me demander si ce Brockett's Bridge pouvait faire partie
d'une autre ville existant dans l'Etat.
Retour à la bibliothèque, celle d'une université
publique cette fois. L'étudiante responsable des lieux m'indiqua
la collection, très complète, de livres consacrés
à l'Etat de New York. Je me mis à parcourir l'index
de chacun d'eux. Elle se montra très serviable.
" Brockett's Bridge, murmura-t-elle. Je sais que j'ai entendu
ce nom quelque part. Mais je n'arrive pas à me rappeler où.
"
Et puis
Victoire ! L'insaisissable Brockett's Bridge apparut
dans un livre de 1855 intitulé The Gazeteer of New York State.
" Sur les berges de West Canada Creek ", disait le texte.
" Où est-ce ? " demandai-je.
" Au nord. Près de Herkimer. "
Herkimer ! La vallée du Mohawk ! Le nord de l'Etat de New
York ! pensai-je, tout excité. Ouiii !
Ne
me demandez pas comment, mais je parvins à respecter les
limitations de vitesse alors que je repartais vers Albany, dépassais
Amsterdam et Syracuse et me dirigeais vers Little Falls. J'y arrivai
tard dans la journée et je m'installai dans un Best Western.
J'ai d'abord cru que Brockett's Bridge était le nom original
de Little Falls. Mais une visite à leur bibliothèque
publique me détrompa. Brockett's Bridge, fondée en
1794, était l'ancien nom de la commune voisine de Dolgeville.
A la bibliothèque de Little Falls, je découvris d'autres
informations sur le lieutenant Spencer, y compris l'adresse de sa
famille sur Fourth Street, dans ce qui était autrefois Brockett's
Bridge. Aucune mention, par contre, d'une famille Chester.
Prochain
arrêt : Dolgeville. Une seule personne à l'hôtel
de ville avait entendu parler de Brockett's Bridge, ce qui donne
une idée de l'oubli dans lequel est tombé l'ancien
nom de la ville. Mais tout le monde fut très serviable et
amical. Le mieux à faire, me dit-on, était de rendre
visite au musée historique du comté à Herkimer.
J'y
appris tout ce que j'avais besoin de savoir sur Gary Spencer (comme
je me suis mis à l'appeler), depuis sa naissance en mars
1839 jusqu'à son enrôlement dans l'armée des
Etats-Unis en 1862. Il était issu d'une famille de six enfants,
son père Thomas était instituteur et son grand-père
faisait partie des premiers colons. Oui, il y en avait des choses
à dire sur Gary, né Elbridge Gerry Spencer, également
connu sous le nom d'Eben Spencer, âgé de seize ans,
dans le premier recensement effectué par la ville en 1855.
J'appris également le véritable nom du " docteur
Chester ". La ville comptait quatre médecins à
l'époque. Le Dr Chester était le plus âgé,
l'herboriste, celui qui avait un jeune frère.
Autre fait étrange : en 1871, un financier suisse du nom
d'Alfred M. Dolge débarqua à New York et, sans même
s'arrêter pour déjeuner chez Delmonico (3),
sauta dans le premier train pour Little Falls et alla soumettre
au conseil municipal de Brockett's Bridge une étonnante proposition.
Si vous rebaptisez votre ville pour lui donner mon nom, dit Dolge,
je ferai construire à mes frais une fabrique de chaussures
en ville, et en plus je vous offrirai le raccordement à la
voie ferrée qui va de Little Falls à New York.
Terriblement généreux de sa part, pas vrai ? On ne
peut que se demander pourquoi cet Européen fortuné
était à ce point désireux d'effacer le nom
de Brockett's Bridge.
Et il y a autre chose. Le Recensement de 1870 et le premier fichier
local de Dolgeville, daté de 1881, ne contiennent aucune
trace de Gary Spencer, du Dr Chester ou de son jeune frère.
Apparemment, ils avaient tous quitté la ville avant 1870.
Voici
donc ma théorie sur ce qui s'est produit.
Un
jour, entre avril et juillet 1862, pendant une période d'activité
OVNI intense (le magazine Fate a fait état pour cette année-là
d'observations aux chutes du Niagara dans l'Etat de New York, ainsi
qu'à Manassas en Virginie. Charles Fort a également
recueilli de nombreux cas de lumières mystérieuses
sur la lune pendant la même période), une soucoupe
volante s'est écrasée dans la campagne isolée
qui s'étend entre Salisbury Center, New York et West Canada
Creek. Soit le pilote extraterrestre a été gravement
blessé, soit l'équipage a été tué
et il n'est resté qu'un survivant : un humanoïde bleu-vert
doté de quatre bras et de deux jambes.
Arrive le Dr Chester, qui cherche des herbes dans les bois. Il découvre
l'épave ou bien rencontre le pilote blessé. Il ramène
la créature à Brockett's Bridge sous le couvert de
l'obscurité.
A cette époque où les antibiotiques étaient
inconnus, le Dr Chester ne peut pas sauver les deux bras gauches
de l'extraterrestre. Mais d'une manière ou d'une autre il
parvient à lui sauver la vie et à le soigner. Et son
hôte inhabituel apprend l'anglais et lui parle de nouvelles
formes de vie au-delà de l'atmosphère terrestre.
Mais nous sommes maintenant en juillet 1864 et le Dr Chester est
de plus en plus nerveux. Il sait qu'un jour ou l'autre les amis
de l'extraterrestre reviendront. Pire, la crainte d'être découvert,
qui ne l'a jamais quitté, commence à l'obnubiler.
Des actions de guérilla menées par les Confédérés
dans le Vermont ont déclenché une chasse à
l'espion qui a même atteint la tranquille Brockett's Bridge.
Je veux dire, le bon docteur ne peut pas vraiment écrire
à Abe Lincoln pour lui dire " Devinez qui séjourne
à la maison ? ".
Donc il finit par révéler son grand secret à
son jeune frère et à Gary Spencer. Et alors
Je
ne sais pas. J'ignore ce qui est arrivé. Tout ce que je
sais, c'est que Gary et les frères Chester n'étaient
plus à Dolgeville en 1870.
La nécrologie de la sur de Gary publiée dans
le journal d'Herkimer en 1889 indique simplement qu'il a "
disparu vingt ans auparavant ".
Et voilà où nous en sommes
pour l'instant.
Pourquoi ai-je voulu raconter cette histoire ? Pour deux raisons,
en fait.
Mes recherches sur le terrain ont confirmé un certain nombre
des faits rapportés dans le " rêve " de
Lovecraft en 1920. Il y a trop de faits vérifiables pour
qu'il s'agisse seulement d'une simple coïncidence.
D'autre part, cela date de deux ans, et je ne sais pas quand je
pourrai (si je le peux un jour) retourner dans le nord de l'Etat
de New York pour approfondir mes recherches. Et puisqu'il n'existe
pas de prix Nobel d'ufologie, j'ai décidé de rendre
mes recherches publiques en espérant qu'un ufologue honnête
reprendra un jour cette importante enquête.
Le bouleversement de l'an 2000 (4)
pourrait être le plus grand pétard mouillé
depuis la comète Kohoutek de 1974. Mais il pourrait aussi
constituer un tournant décisif, comme l'assassinat de l'archiduc
François-Ferdinand en 1914.
Dans le cas où la deuxième hypothèse serait
la bonne, je délivre cette information vitale à
la communauté ufologique. L'affaire de Brockett's Bridge
est trop importante pour que je la garde pour moi. Nous pourrions
bien avoir ici un Roswell du XIXe siècle. J'espère
que quelqu'un pourra le déterminer avec certitude.
Alors, lecteur du Roundup, qui que tu sois, si tu décides
de reprendre cette quête, tous les indices dont tu as besoin
sont ici.
Bonne chasse !
Joseph
Trainor
Traduction
: Franck Périgny
Extrait de UFO ROUNDUP Volume 4, n° 34 - 16 décembre
1999
© 1999 Masinaigan Productions, tous droits réservés.
Reproduit avec l'autorisation de l'auteur.
---------------------------------------------------------
NOTES
(1)
Le Gallomo était composé d'Alfred GALpin, H.P.
Lovecraft et Maurice W. Moe.
La lettre, datée de 1920 sans autre précision,
se trouve p. 111 dans Lettres 1 (C. Bourgois, 1978).
On la retrouve, datée cette fois du 11 décembre
1934, dans le 3e tome de l'intégrale Lovecraft chez "
Bouquins " (Robert Laffont, 1992), p. 229. (NDT)
(2)
Lovecraft écrit : " Je m'appelais le Dr Eben Spencer
"
(3)
Delmonico : chaîne de restaurants dont le premier a été
ouvert par un immigrant suisse, à New York, en 1825.
(NDT)
(4)
" Cette expression, précise l'auteur, fait référence
à la possibilité d'une catastrophe informatique
qui pourrait provoquer de nombreuses émeutes et un important
désordre civil le 1er janvier 2000 ".
___________________________________________
Lovecraft
:
le créateur rattrapé par
ses créatures
Le
destin d'un auteur est parfois terrible, souvent étrange,
car entre le détournement de son uvre et l'oubli,
le pont est plutôt étroit. Il est donc aisé
pour une uvre de tomber de l'un ou l'autre côté,
d'être récupérée contre son gré
ou de ne plus être lue du tout. On pourrait penser la
récupération salutaire, comme une manière
un peu nouvelle de faire survivre l'uvre. Mais encore
faut-il savoir de quelle récupération on parle,
de quels emprunts, de quels détournements. Pour Lovecraft,
comme pour d'autres tels que Seignolle
(1)
, l'accaparement est plutôt de l'ordre de la diffraction,
d'une saisie partielle et déformée de son univers
réalisée par quelques groupes ésotériques
qui ont entouré l'uvre littéraire de réflexions
absconses et de cérémonials ténébreux,
entraînant le nom de Lovecraft dans les méandres
de l'ésotérisme. En furetant sur internet, par
exemple, l'amoureux de Lovecraft a de forts risques d'être
happé par des sites étranges exposant des rites
et des pratiques directement influencés par l'uvre
de Lovecraft, ou par l'un de ses avatars. Ces groupes, nourris
aux larmes de Dagon, de Leng ou Cthulhu, puisent dans les textes
lovecraftiens, mais surtout dans leurs pastiches et autres développements,
des bribes de cérémonies, des fragments de rituels,
des éléments d'invocations, qui leur servent à
entrer en contact avec les créatures dépeintes
par Lovecraft. Pour le non initié, cela peut sembler
une franche plaisanterie, mais lorsque l'on se penche un peu
plus dans cette littérature para-fantastique, on se rend
vite compte qu'il n'y est jamais question de divertissement
ou de jeux de rôles, mais bien de pratiques occultes.
Certes, ces penchants ésotériques n'ont jamais
été très éloignés des cercles
littéraires et de nombreux liens se sont tissés
entre les deux milieux. Du XVIIème au XXème siècle,
de nombreux intellectuels, écrivains et artistes se sont
lancés dans des expérimentations occultes ou ésotériques,
se liant de près ou de loin à des pratiques kabbalistes,
rosicruciennes, spirites, alchimistes, essayant de communiquer
avec l'au-delà, de retrouver des êtres disparus,
de toucher le Centre du Monde, d'atteindre le Graal de l'ultime
découverte. Au XIXème siècle, de nombreux
groupes d'études des phénomènes paranormaux
sont apparus, comme la Société pour la Recherche
Psychique à Londres en 1882, étayés par
des découvertes ou pseudo découvertes de plus
en plus nombreuses, telles les expériences de Mesmer
sur l'hypnotisme. Des auteurs aussi reconnus que Conan Doyle
ou Hugo se sont d'ailleurs livrés à des pratiques
spirites, certains comme Arthur Machen (membre de la Golden
Dawn) ou Bulwer Lytton se sont même passionnés
pour l'ésotérisme, tandis que Le Fanu, Balzac
ou Nerval (proches de l'Eglise de la Nouvelle Jérusalem
de Swendenborg) ou encore Gustav Meyrink se penchaient à
la même époque sur un occultisme plus actif. Si
l'on ajoute à cela le mysticisme panthéiste d'Algernon
Blackwood et les innombrables références occultes
que l'on peut retrouver dans les romans et nouvelles fantastiques,
il faut bien admettre que le monde de la littérature
est, depuis longtemps, abouté aux pratiques ésotériques.
Mais était-ce suffisant pour faire de Lovecraft un nouveau
prophète de l'occulte ? Rien n'est moins sûr, puisque
lui-même s'opposait avec véhémence à
toute cette pseudo connaissance. Qu'est-il donc arrivé
? Et pour quelles raisons s'est-on emparé de ses nouvelles
pour en faire des textes révélateurs ? En étudiant
attentivement son uvre, force est de constater qu'il avait
lui-même semé les germes de cette singulière
renaissance occulte, disséminant aux détours de
ses intrigues de nombreux éléments susceptibles
d'attirer les grands prêtres de l'ombre, leur donnant
matière à des réflexions ésotériques
et à des pratiques magiques.
1. Une lecture ésotérique
?
Lorsqu'on
lit des articles de Lovecraft tels que " Le cosmos et la
religion ", " La confession d'un incroyant "
et surtout " le cancer de la superstition "(2)
, on comprend rapidement que le
Maître de Providence n'avait que faire de toutes ces idées
ésotériques qu'il jugeait sans fondements. Pour
lui, la vérité appartenait aux sciences fondamentales,
même si la littérature semblait pour lui le véhicule
idéal de ses rêves. " Je suis par nature un
sceptique et un analyste, j'ai donc très tôt fait
mienne cette attitude générale de matérialiste
cynique que j'affiche à présent, et elle ne varie
donc que dans ses détails et non dans ses fondements
"(3)
écrivit-il en 1922 pour bien faire comprendre à
ses lecteurs quelle personne il était réellement,
coupant court à toutes les rumeurs qui devaient déjà
circuler sur son compte. Cette déclaration a de quoi
surprendre ceux qui n'ont lu que ses nouvelles, y découvrant
un monde dans lesquelles les lois sociales, religieuses et naturelles
sont sans arrêt transgressées. Et pourtant, elle
présente dans son exacte vérité l'entité
Lovecraft, esprit cartésien et écrivain fantastique,
sorte de Janus aux facettes contradictoires, penseur matérialiste
et artiste, homme ayant les pieds sur terre, mais la tête
dans les étoiles. Lorsqu'on étudie attentivement
cette citation, on se rend vite compte qu'elle semble contredire
la production littéraire lovecraftienne telle qu'on nous
la présente : " sceptique " est bien un adjectif
qui ne colle absolument pas à une nouvelle telle que
" La Couleur tombée du Ciel " dans laquelle
il faut être tout sauf sceptique pour accepter l'inacceptable.
Il en va de même pour l'expression " matérialiste
cynique ", car l'image que l'on se fait du Maître
de Providence est plutôt celle d'un doux rêveur
à la limite de la folie.
Mais ces contrastes peuvent parfaitement s'expliquer. Enfant
solitaire, livré à lui-même, tenu à
l'écart de l'école et des enfants de son âge,
Lovecraft fut un autodidacte qui a dû se forger seul un
esprit, cherchant dans ses nombreuses lectures le ciment adapté
à la mise place de son uvre. Et contrairement à
ce que l'on peut penser, ce ne fut pas l'occulte la base de
ses textes, mais bien la science, aussi bien la chimie que l'astronomie.
On est en droit de s'étonner si l'on ne lit que les digressions
oniriques d'une nouvelle comme " Les Montagnes hallucinées
", mais cela paraît évident lorsqu'on fait
référence à la longue préparation
de l'expédition (4).
Le même article cité plus haut se poursuit par
ces mots : " il n'y a rien que je puisse souhaiter, si
ce n'est voir les choses telles qu'elles sont ". On a beau
chercher, aucune trace d'ésotérisme n'est présente
dans ses paroles. Lovecraft n'était certes pas qu'un
matérialiste, plutôt un agnostique onirique, rejetant
les mythes chrétiens, ces " vestiges de la foi "
dont il se sentit si éloigné dès son cinquième
anniversaire. Qui plus est, il avoua qu'à treize ans
il était " complètement convaincu de la futilité
et de l'insignifiance de l'homme " et qu'il se constitua
alors une sorte de culte personnel d'inspiration antique.
Et voilà, la première brèche ! A regarder
de près, il semble bien qu'un début de croyance
ésotérique soit apparu dans la vie de Lovecraft..
à treize ans
De là, à en faire un
occultiste, apôtre des incantations, des rituels et des
recherches sur les manières les plus sûres d'entrer
en contact avec l'au-delà, le pas est plutôt important.
En fait, en lisant cet article, on suit le cheminement intellectuel
d'un enfant surdoué, solitaire et livré à
lui-même. Qu'il soit passé par un stade de rejet,
un stade de création, pour enfin parvenir à se
faire sa propre opinion est tout à fait normal et sain.
En définitive, Lovecraft était un déterministe,
c'est-à-dire quelqu'un croyant que dans la nature tout
obéit à des lois rigoureuses, y compris les conduites
humaines. On est bien loin de l'ésotérisme qui
est souvent à l'opposé de cette doctrine philosophique.
Et si ses mondes semblent étrangers à ses raisonnements
scientifiques, cela n'en fait pas pour autant un apôtre
de rituels abscons. Un écrivain explore dans son uvre
quelque chose de bien plus vaste que ses propres aspirations.
Il y place ses craintes, ses espoirs, ses phantasmes, ses déchirures,
tout ce qui fait de lui un artiste, saltimbanque évoluant
au-dessus du vide que traverse la corde raide de l'écriture.
Mais alors, si ce n'est cette petite incartade d'adolescent
dans les faubourgs d'une nouvelle religion antique, qu'est-ce
qui a bien pu entraîner l'uvre lovecraftienne dans
les méandres de l'ésotérisme ? Quels rapports
peut-il donc y avoir entre la littérature de marge et
des systèmes de réflexion basés sur les
" révélations " de Lovecraft ? Pourquoi
ces ésotériques ont-ils absolument voulu faire
du Maître de Providence un prophète de quelque
culte révélé ? Il a bien fallu que des
éléments les attirent et ceux-ci ne peuvent être
contenus que dans les récits du Maître de Providence.
2. Le Necronomicon et
autres ouvrages
Lorsqu'en
1921, le Necronomicon apparut dans la nouvelle La cité
sans nom, Lovecraft ne devait pas se douter que cela allait
avoir un tel retentissement. De nombreux autres auteurs avaient
déjà utilisé cette ficelle littéraire
du livre maudit sans attirer sur eux autant d'attention. Mais
pour le Necronomicon, c'est autre chose (5).
Ce livre de révélations lié au culte de
Cthulhu obtint un tel succès qu'il devint rapidement
un objet de dévotion, entraînant même certains
crédules dans de longues et fastidieuses recherches afin
d'en découvrir un exemplaire. Ce simple fait démontre
avec évidence le réalisme de l'uvre de Lovecraft,
donc sa crédibilité auprès de son lectorat.
Un réalisme mené de main de maître par l'auteur
qui sut entourer son ouvrage d'un halo de mystère et
de danger, n'en dévoilant que d'infimes parties, afin
de mieux laisser le lecteur en imaginer les paragraphes les
plus horribles. Et Lovecraft en joua parfaitement, produisant
de nombreux commentaires afin de mieux asseoir son ouvrage dans
le réel, lui adjoignant un auteur fou et exotique, un
traducteur en latin, langue des rituels, et enfin une légende
pleine de péripéties racontée notamment
dans Histoire du Necronomicon. Cette légende bâtie
autour de
Mais le réalisme ne faisant pas tout, Lovecraft avait
imaginé de ne donner de ce livre que de vagues aperçus,
d'étranges extraits destinés à intriguer
et à terrifier, n'entrant pas dans l'excès qui
aurait définitivement tué son effet. Le fameux
distique que tout le monde essaie de comprendre et que personne
ne parvient à traduire avec exactitude en est un parfait
exemple (6).
Aux lecteurs imaginatifs d'en écrire la suite. Et c'est
ce qui a été fait, non seulement par les lecteurs,
mais également par de nombreux autres écrivains,
tout d'abord les amis de l'auteur, puis d'autres, et d'autres
encore, ce qui donna une explosion exponentielle des récits
incluant le Necronomicon. Cette multiplication des apparitions
succinctes du livre ne faisant qu'accroître son prestige,
donc sa crédibilité. Les échanges épistolaires
du Maître de Providence participèrent également
à cette légende, puisque Lovecraft parvint à
faire croire à plusieurs de ses amis qu'il détenait
un exemplaire de l'ouvrage maudit, ce qu'il réfuta rapidement.
Mais son humour très britannique ne convint pas tout
le monde. En effet, de nos jours, certains ont la certitude
que l'écrivain avait bien en sa possession un Necronomicon
et qu'il a pris peur et n'a pas voulu le dévoiler entièrement.
Ainsi, entre le réalisme de son histoire et les mystérieux
extraits mis à la disposition de tous, l'ouvrage maudit
avait tout pour se glisser dans une certaine clandestinité
et rejoindre des groupuscules ésotériques avides
de grimoires maudits susceptibles de leur ouvrir les portes
d'un autre monde. Comme de plus, le peu qui nous a été
offert peut le faire passer pour un manuel de magie destiné
à invoquer des dieux, des démons ou des créatures
venues d'outre monde, il suffisait aux ésotériques
de tendre la main pour se l'accaparer. Et s'accaparer les autres.
En effet, le géni de Lovecraft ne s'étant pas
arrêté là, il a crée d'autres livres,
entraînant ses amis à en faire de même, se
les accaparant ensuite afin de mieux les lier à son uvre.
Ce fut le cas des Manuscrits Pnakotiques, du De Vermis Mysteriis
de Bloch, du Unaussprechlichen Kulten de Howard et de bien d'autres.
Comme on peut le constater, les noms ne sont pas choisis au
hasard. Le terme de " manuscrits " assoie le caractère
ancien et unique du livre, tandis que le choix du latin par
Bloch permet d'en faire un livre de rituels et celui de l'allemand
par Howard de plonger son ouvrage dans les méandres des
réformes et des sciences occultes. La mise en abîme
du Necronomicon, et des autres ouvrages maudits, dans l'uvre
lovecraftienne, a bien entendu servi à rendre plus accessible
les diverses transgressions fantastiques de son univers, mais
cela a également ouvert les portes aux aventuriers de
l'occulte, leur fournissant des manuels rapidement accessibles.
3. Le panthéon
Mais
pour qu'il y ait révélations, rituels, donc pour
que cela puisse réellement passionner des adeptes des
sciences occultes, il fallait un peu plus que cela, et au moins
des choses à révéler, des créatures
à invoquer, de la magie à développer. C'est
bien évidemment le cas dans l'uvre de Lovecraft
qui est veillée par le grand Cthulhu lui-même.
Aux détours des pages, on découvre le nom, la
présence, l'ombre de quelques infâmes créatures
dont il ne nous est fait que de vagues et imparfaites descriptions.
Outre Cthulhu, les noms d'Azathot, de Nyarlathotep, de Yog-Sothot,
de Shub-Niggurah, de Dagon ou de Tsathoggua se glissent dans
les pages afin de mieux nous inquiéter.
Ce véritable Olympe démoniaque apparaît
comme un creuset idéal pour ceux qui se veulent de leurs
cultes. Il suffit simplement de s'intéresser aux noms
mêmes de ces dieux (ou démons ?) pour s'en persuader.
Tout d'abord Dagon, raccroché au mythe par divers tours
de passe-passe, est une déité des anciens Philistins,
peuple ô combien méconnu, donc entouré de
mystères. Ce dieu antique incarnait le Mal pour les chrétiens,
puisqu'il appartenait à un culte polythéiste opposé
aux premières tribus d'Israël. Créature marine
pour Lovecraft, il était plus certainement un dieu agraire
qui fut récupéré par différentes
civilisations, dont Sumer. Les dérives lovecraftiennes
en ont fait plus un démon auréolé de tout
le savoir antique contenu dans son nom. Il en va de même
pour les noms aux consonances égyptiennes d'Azathot,
dont le préfixe " aza " semble phénicien
alors que " thot " était le dieu de l'écriture,
mais aussi l'ancêtre de l'Hermès Trismégiste
des Grecs et des alchimistes. Les noms de Nyarlathotep et Yog-Sothot
semblent avoir été construits de toute pièce.
Etrangement, le début du nom Yog-Sothot paraît
issu d'une racine sanscrite " yog " signifiant "
union " alors que la racine est à rapprocher évidemment
du même dieu que plus haut. Une étude précise
de la morphologie des noms de dieux dans l'uvre lovecraftienne
apporterait d'ailleurs d'autres précisions quant aux
mystères évoqués. Car il s'agit bien de
mystères, au sens religieux du terme, semblables aux
mystères Eleusis dont les rites secrets se pratiquaient
dans certaines régions de la Grèce antique. Cet
attachement aux lointaines cultures sémitiques, aux mythes
indo-européens et aux religions du pourtour méditerranéen
a permis aux textes de Lovecraft de s'ancrer dans le réel,
tout en développant leurs vrilles étranges et
fantastiques de manière plus vraisemblable.
Sa volonté de rendre tout cela plus crédible s'incarne
parfaitement dans la manière dont est décrit le
monde des Grands Anciens, leurs villes étranges perdues
dans les sables (Irem dans La Cité sans nom), leurs métropoles
cyclopéennes du bout du monde (en Arctique dans Les Montagnes
hallucinées, en Australie dans la nouvelle Dans l'Abîme
du temps) ou carrément au fond des mers à la manière
d'une Atlantide démoniaque (R'lyeh où attend et
rêve le Grand Cthulhu dans L'Appel de Cthulhu). Ainsi,
les Grands Anciens ne sont-ils pas uniquement des déités
désincarnées perdues dans un Olympe de pacotille
entre ciel et terre. Ce sont des créatures de chair,
capables de bâtir comme de détruire, plus proches
de l'idée païenne de la force et du pouvoir que
de l'imagerie chrétienne. Cela leur donne plus de crédibilité,
et justement, cette crédibilité est ce qui a conduit
les ésotériques à s'approprier plus facilement
le mythe afin d'en faire un nouveau mystère. Le panthéon
déjà créé, et même amélioré
par Lovecraft lui-même dans une lettre du 27 avril 1933
envoyée à James F. Morton (7),
ils leur suffisaient de l'utiliser tel quel et même de
le compléter afin de lui donner plus d'ampleur. Ce qui
fut fait. En liant ces dieux à des êtres humains,
à ses amis comme C.A. Smith et à lui-même,
Lovecraft se plaçait immanquablement au centre de ce
panthéon, prophète des temps modernes d'une nouvelle
religion révélée.
4. Les livres et citations
Pourtant,
tout cela n'aurait certainement pas suffi à attirer les
ésotériques qui auraient dû simplement en
rire, assimilant les tentatives de rituels réalisées
par les personnages de Lovecraft à de pures illuminations.
Il leur fallait des bases solides, des références
(8)
incontournables, des repères
auxquels s'accrocher. On le sait, la littérature comptait
énormément aux yeux de Lovecraft puisque la bibliothèque
familiale fut son unique univers durant toute son enfance, le
lieu où il se réfugiait afin d'échapper à
l'incompréhension de son entourage. Toutes ces années
de lecture effrénée, de recherches, de consultations
diverses ont servi à lui donner un bagage inégalable
dont il parsème ses textes. C'est grâce à
ses lectures, à ses influences, que ses récits se
sont retrouvés truffés de liens intertextuels, de
citations et de références . Toutes ses sources
ont contribué à donner une légitimité
littéraire aux textes lovecraftiens, les appuyant sur une
assise solide, des fondations tirées de grands textes,
mais également d'ouvrages interdits ou d'uvres détournées.
Tout cela devait servir à mieux faire accepter les nouvelles
du Maître, à être reconnu auprès de
ses pairs et des lecteurs le découvrant. Mais cela a joué
dans un autre sens. En effet, à vouloir auréoler
de mystères son uvre, à vouloir trop la rattacher
à des ouvrages ésotériques ou déjà
récupérés par les ésotériques,
Lovecraft a fait lui-même glisser ses écrits vers
d'étranges arcanes.
Ainsi, aux détours de ses textes pouvons-nous rencontrer
des citations d'ouvrage tels que : le Grand Albert, le Thesaurus
Chemicus, La clavicule de Salomon, le Clavis Alchimae, le Liber
Investigationis
autant de textes liés à la
sorcellerie, à l'alchimie, à la magie, à
la chimie, à des cultes déjà anciens qui
passionnaient les ésotériques des siècles
précédents. Autant de jalons vers l'ésotérisme.
Claude Seignolle, dans " sa mise en garde en guise de préface
" de l'édition du " Grand et du Petit Albert
" (9)
présente le livre ainsi : "
Voici donc entre tes mains l'édition authentique et intégrale
de ces prodigieux Grand et Petit Albert qui, depuis des siècles,
font se pâmer l'imagination de ceux qui ne les possèdent
pas ! Le pouvoir dans la poche ! Le mystère de ton côté
et à ton entier service ! ". Il n'en faut pas plus
pour expliquer la réputation d'un tel ouvrage. Et pour
les autres précédemment cités c'est la même
chose : traités de chimie ancienne, de magie et d'alchimie,
dont les noms latins inquiètent, intriguent, font naître
de magnifiques envolées lyriques et oniriques. S'ils sont
en latin, c'est qu'ils ont quelque chose à cacher !
Bien plus encore, dans " l'Affaire Charles Dexter Ward ",
on cite le Zohar, le livre de la splendeur, texte des kabbalistes
juifs qui apparaît comme le grand livre des ésotériques
et qui recèle des sens cachés connus des seuls initiés.
Il en va de même pour le Livre d'Enoch, ouvrage apocryphe
de l'Ancien Testament dans lequel est évoquée une
apocalypse. A nouveau un livre secret rejeté par l'Eglise.
Il n'en fallait pas plus pour attirer le regard des ésotériques
qui y voyaient un terrain déjà jalonné. Et
des jalons, ils en trouvèrent encore. Car à côté
de ces livres apparaissent d'autres références occultes,
tels les noms d'Eliphas Levi qui, selon Lovecraft, " prétendait
détenir les secrets de l'antique magie, et se vantait d'avoir
évoqué le spectre du vieux mage grec Apollonios
de Tyane. " Il est d'ailleurs fait référence
à une de ses incantations dans " l'Affaire Charles
Dexter Ward "(10)
. Dans ce même texte, l'alchimiste médiéval
Artephius, le physiologiste italien Borellus, le kabbaliste chrétien
Pic de la Mirandole, l'occultiste Johannes Trithemius sont autant
de cautions ésotériques, autant de portes ouvertes
à la récupération pour différents
adeptes des sciences ésotériques. Si l'alchimie
semble au-dessus de ce type de déviance, il n'en va pas
de même pour les adeptes de l'occulte.
Cet exemple n'est d'ailleurs pas isolé, puisqu'il en va
de même dans plusieurs autres textes appartenant ou non
au mythe de Cthulhu. Dans " Le Festival ", texte de
1923, ce sont Lactance (apologiste chrétien), Joseph Glanvill
(défenseur de la sorcellerie) qui sont cités, plaçant
automatiquement ce récit sous les lumières sataniques.
" L 'Appel de Cthulhu " se place d'ailleurs dans la
même lignée avec ses références à
Frazer et Miss Murray, mais avec une petite différence,
c'est que Lovecraft avait voulu, cette fois-ci, obtenir une légitimité
de ses paires en citant également les écrivains
Blackwood, Machen et C.A. Smith. Tout cela peut sembler déroutant.
Mais Lovecraft semblait prendre un malin plaisir à attirer
ses lecteurs dans les méandres de ses citations et de ses
référents intertextuels. Même les livres les
plus anodins prenaient un sombre cachet sous sa plume. C'est le
cas de l'ouvrage de Gossuin (ou Gauthier) de Metz intitulé
Images du Monde. Paru au XIIIème siècle, sous couvert
des connaissances de l'époque, il se voulait un livre scientifique,
même si, de nos jours il ressemble plus à un livre
ésotérique à cause de sa langue archaïque,
de ses dessins et schémas un peu étranges. Mais
ce n'était absolument pas son propos. Lovecraft l'a-t-il
seulement lu ? Peut-être. Une traduction en anglais a été
réalisée dès 1480 par Caxton et a obtenu
un grand succès, il est donc possible qu'il ait eu entre
les mains un exemplaire de cette traduction ou une de ses réimpressions.
Comme on peut le constater, Lovecraft semble avoir semé
les germes de l'ésotérisme dans ses textes en y
incluant ses propres références ésotériques
mais également en détournant, volontairement ou
non, certains textes. Ainsi, en voulant donner à ses nouvelles
un petit goût de mystère indispensable au bon développement
de l'intrigue, il a glissé des points d'appui que se sont
empressés de saisir les adeptes de pratiques ésotériques.
A force d'offrir de telles prises, il était évident
que quelqu'un allait les saisir et pousser l'uvre dans une
direction qu'elle indiquait déjà, faisant des récits
de Lovecraft, non plus de simples textes fantastiques, mais des
ouvrages ésotériques semblables à ceux qu'il
citait.
5. Les écrivains autour
du mythe
En
ouvrant son uvre à tout le monde, en permettant à
n'importe quel écrivain de s'approprier ses personnages,
son panthéon et son mythe, Lovecraft cherchait à
se placer au centre même de l'univers qu'il avait construit,
dans ce monde de livres et de magie qui avait bercé toute
son enfance. Il y est parvenu, devenant un personnage au milieu
de ses propres personnages sous la plume de Robert Bloch, Brian
Lumley ou Colin Wilson par exemple (11).
Cela partait d'une idée originale et plutôt astucieuse,
mais qui s'est retournée contre le génial auteur
de Providence. En effet, lorsque chacun était, et est toujours,
autorisé à s'intégrer au mythe, il est tout
aussi capable de le déformer, de lui donner la forme qu'il
souhaite. Si Robert Bloch, Clark Ashton Smith ou F. B. Long ne
peuvent être critiqués, il n'en va pas de même
pour d'autres dont il n'est pas nécessaire ici de citer
les noms. Malheureusement, il est un nom qu'il faut néanmoins
prononcer, car malgré tout le travail entrepris par Derleth,
ses pastiches n'ont fait qu'alimenter l'uvre de Lovecraft
en informations parasites, créant de toutes pièces
la légende du mythe de Cthulhu et le déformant au
point d'en faire un assemblage de textes ésotériques.
Dans " les engoulevents de la colline ", l'auteur d'un
journal lu par le personnage principal nous donne des renseignements
sur le culte lui-même et les créatures qu'il honore
: " En ce qui concerne les Anciens, d'après les écrits,
ils attendent à la Porte et la Porte est partout dans tous
les temps. Ils ne savent rien du temps ni de l'endroit, mais ils
sont dans tous les temps et dans tous les endroits sans jamais
s'y montrer.. ", quelques lignes plus haut c'était
carrément un rituel d'invocation qui était retranscrit
: " Pour faire venir Yog-Sothot d'Ailleurs, ayez la sagesse
d'attendre que le Soleil soit dans la Cinquième Maison,
quand Saturne est en train, tracez le pentagramme de feu, et récitez
trois fois le Neuvième verset, en répétant
que la fête de Roodemas et Hallon projettera la Chose dans
les Espaces Au-delà de la Grille, dont Yog-Sothot est le
gardien
" On nage en plein délire occulte, bien
loin des préoccupations de Lovecraft. En puisant à
même les idées non exploitées de son ami,
Derleth a certainement souhaité lui rendre hommage, mais
il l'a fait en attirant le mythe à lui et en lui faisant
prendre une direction que Lovecraft ne souhaitait pas lui voir
prendre.
Certes, il faut reconnaître que sans Derleth, Lovecraft
n'aurait certainement pas été connu du grand public,
que sans son dévouement et son amitié bien des textes
auraient été perdus et beaucoup oubliés.
Mais Derleth a malheureusement porté un certain tort à
l'uvre du Maître de Providence. Catholique convaincu,
proche des idées véhiculées par Henry Thoreau
et Ralph Waldo Emerson, (panthéistes à la recherche
d'une révélation intérieure, prônant
le retour à la nature et le transcendantalisme), Derleth
prônait des idées bien différentes de Lovecraft.
Et c'est bien là que le bât blesse. Même parfaitement
lue, les nouvelles liées à Cthulhu ne pouvaient
souffrir d'être tirées dans une direction autre que
celle indiquée par leur créateur. Bloch l'avait
parfaitement compris, rendant hommage à Lovecraft en l'incorporant
à deux nouvelles, puis mettant un terme au mythe dans son
dernier ouvrage consacré à Cthulhu (12).
Mais pour un subtil Bloch, combien de parasites, de gâte-papier,
de plumitifs, d'écrivassiers de bord de comptoir, incapables
d'apporter ne serait-ce qu'une étincelle à l'univers
lovecraftien ? Combien d'assassins, combien de parricides, combien
de régicides pour un unique créateur ? La liste
serait longue, donc fastidieuse, mais elle permettrait de faire
apparaître des aberrations bien plus importantes encore
que les déviances de Derleth.
6. La critique, les traductions
et le personnage
Enfin,
il faudrait un peu se pencher sur la critique et sur les interprétations
de l'uvre lovecraftienne, car là aussi, il y a beaucoup
à dire. Nombreux sont responsables de l'image déplorable
de Lovecraft et du détournement de son uvre. La critique
dans son ensemble a toujours voulu attirer Lovecraft dans ses
filets, n'hésitant pas à en faire un illuminé,
un fou dangereux, un misanthrope, un raciste, un marginal parfaitement
incapable de se lier avec quelqu'un. On a beaucoup inventé
sur son compte, beaucoup déformé également,
n'hésitant pas à corrompre l'uvre afin de
tirer les textes à la suite de la critique. Nous ne reviendrons
pas ici sur les innombrables aberrations, coupes, modifications
et erreurs émaillant la plupart des premières traductions
françaises, il suffit de comparer ces parutions avec les
uvres en anglais ou tout simplement avec les derniers textes
de la collection Bouquins pour s'en persuader. Mais pourquoi cela
a-t-il été fait ? Là est le point le plus
important. Des erreurs de traduction sont logiques, habituelles,
toute traduction n'étant en fait qu'une interprétation
de l'uvre, mais les coupes sont volontaires, inacceptables,
surtout lorsqu'elles ont un but précis.
Il fallait faire de Lovecraft un être aussi mystérieux
que ses textes, la critique s'en est chargée. Puis il a
fallu faire de son uvre un univers aussi déformé
que l'image que la critique en avait donné, les traducteurs
s'en sont chargés. Le Mythe a été créé
dans ce but : faire des nouvelles associées à Cthulhu
un ensemble de textes cohérents et créer ainsi une
aura ésotérique autour de textes inspirés
par Dunsany et Machen. A partir de là, les critiques se
sont engouffrés par cette porte, faisant de Lovecraft,
non seulement un écrivain, mais également le créateur
d'une sorte de culte, le Maître de Providence, avec tout
ce que cela peut entraîner de dérives. Ainsi, de
texte critique en texte critique, la légende se nourrissant
de la légende, le petit écrivain w.a.s.p. de l'Est
des Etats-Unis est devenu le prophète d'une uvre
révélée. Ce cercle vicieux se poursuit d'ailleurs
dans les allégations d'un grand nombre. On a voulu faire
de Lovecraft un reclus qui ne sortait jamais (que faire alors
de ses nombreux voyages ?), quelqu'un qui ne connaissait rien
de la vie quotidienne (et pourtant il prenait le train, écrivait
des lettres), qui vivait dans un monde de rêve (où
a-t-il trouvé les Dornier des Montagnes hallucinées
alors ?), parlait des langues inconnues (lisait surtout énormément,
parlant le latin et le grec), ne mangeait que de la glace et ne
sortait que la nuit (ce serait étonnant puisqu'il ne supportait
pas physiquement le froid). Un démon, en quelque sorte.
Un érudit en fait.
Mais il fallait offrir aux lecteurs un personnage, vendre son
uvre, attirer le badaud à la foire au monstre. Il
fallait mettre en avant ses défauts plutôt que ses
qualités, monter en épingle ses gloses sur les races
plutôt que de s'attarder sur ses oppositions au despotisme
(13),
se pencher sur ses dissertations mythologiques, plutôt que
de mettre en exergue ses lettres condamnant les dérives
des voyants. Méconnu, Lovecraft avait plus de chance de
faire vendre que parfaitement démasqué. Certains
de ses amis ne s'en sont pas privés, mettant en avant ses
penchants antisémites (14)
, ses idées sur les races supérieures, son attirance
pour les peuples nordiques, sa passion pour la solitude loin de
la grouillante foule. Eux qui l'ont connu en parlent en connaissance
de cause, mais cela n'excuse pas tout. Qu'est donc un homme face
à son uvre ? Qu'était Céline, sinon
un être bien pire que ne le fut Lovecraft ? Est-ce que cela
a nui à la puissance de son uvre ? Est-ce que cela
l'a servie ? Il y a d'un côté l'uvre et de
l'autre l'homme. Interpréter est salutaire, déformer
pour des raisons mercantiles est abject.
Car
ce sont bien toutes ces déformations qui ont permis de
faire de simples, mais néanmoins excellents, textes fantastiques
des récits capables d'attirer l'attention des cultes ésotériques.
Ce sont toutes ces corruptions qui ont poussé Fred Pelton
à présenter, dans son ouvrage " A Guide of
Cthulhu Cultus " en 1946, l'uvre sous la loupe de l'occulte,
dissimulant la qualité littéraire sous la chape
du Mythe. Ce sont toutes ces trahisons qui ont conduit vingt ans
plus tard Szandor LaVey à incorporer sa propre vision de
Cthulhu dans son Eglise de Satan. Ce sont toujours ces gauchissements
de l'uvre lovecraftienne qui alimentent encore de nombreux
groupuscules à travers le monde, comme " Les Evangiles
du Diable " de Claude Seignolle alimentent une aile de l'Eglise
de Satan en Italie. On remarque, avec évidence, que ce
sont bien les créatures et les livres inventés par
Lovecraft qui ont retenu l'intention de ces adeptes des pratiques
occultes, que c'est le sombre Panthéon et ses noirs grimoires
qui forment l'ossature de leurs cultes. Mais derrière cette
apparence trompeuse, on se rend bien compte qu'un nombre considérable
d'éléments ont conduit à cette situation
pour le moins ubuesque : faire d'un homme farouchement opposé
à toute forme de science non exacte un prophète
des sciences occultes.
Ainsi, en cette fin de millénaire, le créateur Lovecraft
est donc devenu l'une de ses créatures, prophète
malgré lui, et en dépit de tout bon sens littéraire,
de sectes ésotériques et occultes bien décidées
à se servir de ses visions oniriques dans leurs cultes.
On peut toujours s'en étonner, mais il est certain qu'à
force d'offrir des transgressions toujours plus extrêmes
de la religion, de la société et de la réalité,
Lovecraft s'est lui-même placé en marge de la religion,
de la société et de la réalité, devenant
ainsi une proie idéale pour les gourous des cultes ésotériques
qui ont vu en lui un nouveau messie à suivre. Et même
si l'homme Lovecraft disparaît derrière ses créatures
et ses sombres livres, cela n'est pas plus mal, car cela montre
avec certitude que l'univers lovecraftien a gagné son autonomie
et peut donc se défendre tout seul.
Denis Labbé et Agnès Rivendal
---------------------------------------------------------
NOTES
(1)
Dans un ouvrage intitulé Enquête sur le satanisme,
Bibliothèque de l'Hermétisme, Dervy, 1997, Massimo
Introvigne nous apprend que Les Evangiles du Diable de Claude
Seignolle ont été récupérés
par un mouvement turinois appelé " Eglise de Satan
" qui s'en sert lors de ses rituels d'invocation.
(2)
In
" Documents ", Lovecraft ***, Bouquins, Robert Laffont,
mars 1992.
(3)In
" La confession d'un incroyant ", id., p. 1196.
(4)Descriptions
honteusement coupées dans certaines anciennes traductions
françaises.
(5)Il
n'est pas dans mon propos de revenir de manière exhaustive
sur le contenu de ce livre maudit, simplement d'en montrer ses
atouts auprès des ésotérismes.
(6)"
That is not dead wich can eternal lie/And with strange aeons
even death may die ". Le contenu même de ce texte
parlant de mort (dead, death, die), d'avènement d'une
nouvelle ère (with strange eaons), de vie éternelle
(eternal) qui ne l'est pas vraiment, a tout pour s'élever
en transgression des croyances établies et donc pour
attirer ceux qui cherchent autre chose.
(7)Cf.
H.P. Lovecraft : Le Maître de Providence, éd .
Naturellement, p. 222.
(8)
Cf. " Les références
littéraires de Lovecraft " in H.P. Lovecraft : Le
Maître de Providence, op. cit., pp. 319-336.
(9) A
la suite des " Evangiles du Diable ", coll. Omnibus,
Robert Laffont, p. 679.
((10)Cette
nouvelle de Lovecraft, peut-être plus que les autres,
est celle qui semble être la plus proche des milieux occultes
et ésotériques. En effet, les nombreuses références
littéraires réelles ou fictives, les rapprochements
avec des maîtres de l'occultisme donnent au récit,
déjà bien axé sur la découverte
d'un monde différent, diabolique, une formidable portée
ésotérique
(11)Cf.
l'article " La critique du vu chez Howard Phillips
Lovecraft ", Phenix n°35, septembre 1993.
(12)Il
suffit de lire Retour à Arkham pour s'en convaincre.
Robert Bloch semble être le seul à avoir compris
la signification du fameux distique, expliquant que c'est à
l'avènement de ces temps étranges (strange aeons)
que prendra fin l'attente de Cthulhu et que débutera
l'asservissement de l'humanité. La mort n'aura alors
plus aucune influence sur l'homme qui servira de nourriture
à Cthulhu et ses pairs.
(13)"
Cependant, lorsque je loue l'aristocratie, je ne fais en aucune
façon allusion à la monarchie absolue telle qu'on
la pratique dans la Russie du tasr ou dans l'Allemagne du kaiser.
La modération est essentielle en toute chose, et l'autocratie
politique, lorsqu'elle est poussée à l'extrême,
engendre une multitude d'obstacles stupides à l'art et
à l'intellect. " in Nietzschéisme et Réalisme,
in Lovecraft***, op.cit.
(14)Ce
que fit parfaitement bien Loveman.
|
|