La croyance selon laquelle un groupe secret possède le véritable pouvoir sur
cette planète, ou complote pour s’en emparer, a suscité et suscite encore une abondante littérature. Juifs, francs-maçons, financiers internationaux, voire extraterrestres ont été accusés - ensemble ou séparément - de ces menées occultes. Le « Protocole de Toronto », publié dans Murmures d’Irem n° 7, n’est qu’un document de plus dans un foisonnement où il devient bien difficile de s’y retrouver. Mes propres recherches, entreprises à la suite de cette publication, m’ont amené à proposer à Philippe Marlin une série de trois articles. Le premier, que voici, consiste en un commentaire sur le « Protocole de Toronto ».
Franck Périgny © |
« Si les faits ne collent pas à votre théorie de la conspiration, vous n’avez qu’à inventer une conspiration plus importante » Robert D. Hicks, In Pursuit of Satan |
Robert E. McElwaine Licencié en Physique et Astronomie, Université du Wisconsin, Eau Claire » C’est aussi cela, la postérité de Marc Dem...
De Sion à Toronto
La « théorie du complot » est un « mythe fondateur de la droite subversive » : l’expression est de René Monzat, qui consacre à ce sujet un chapitre entier de ses Enquêtes sur la droite extrême (Le Monde Éditions). Ayant épluché les catalogues des éditeurs français marqués à l’extrême droite, il y a découvert de nombreux titres relatifs à cette croyance qui traverse gaillardement les époques. Par exemple, le Front National (pendant ses meetings), la librairie néo-nazie Ogmios et les milieux catholiques « intégristes » diffusent un petit livre intitulé Le Gouvernement invisible (de Jacques Bordiot, éditions Avalon), où sont convoqués pêle-mêle les Illuminés de Bavière, les francs-maçons, les rose-croix, les communistes, les financiers internationaux, les dirigeants des grandes nations et bien entendu les Juifs, dans une véritable théorie unifiée, quoique confuse, du complot. Parmi les nombreux titres relevés par Monzat, on citera encore Le Secret des dieux (ces financiers qui mènent le monde), Les Véritables maîtres du monde, La Trilatérale et les secrets du mondialisme... Mais dénoncer la conspiration ne suffit pas : encore faut-il désigner les responsables. C’est sans doute en vertu de ce raisonnement que les mêmes réseaux s’emploient à rééditer des classiques de la littérature antisémite. « En 1990, écrit Monzat, National Hebdo recommande une librairie parisienne dont le catalogue (...) propose les “Protocoles des sages de Sion”, froidement sous-titrés “Texte complet conforme à l’original adopté par le congrès sioniste réuni à Bâle (Suisse) en 1897” ». Le titre du document que Serge Monast soumet à notre sagacité - le « Protocole de Toronto » - n’est pas sans rappeler ces « Protocoles des sages de Sion » qui, « curieuse coïncidence » (comme dirait SLG), prétendaient eux aussi révéler l’existence d’un complot secret mené par un groupe d’individus afin de s’emparer du pouvoir mondial... Le groupe en question étant, à nouveau, les Juifs. Ces « Protocoles » sont en fait un faux largement inspiré d’un pamphlet de Maurice Joly dirigé contre Napoléon III, paru en France en 1864 : Dialogues aux Enfers entre Montesquieu et Machiavel. Plagié par un antisémite allemand dont l’ouvrage fut ensuite traduit en russe, le texte de Joly (qui n’avait à l’origine rien à voir avec les Juifs) donna des idées à l’Okhrana, la police secrète du tsar Nicolas II. C’est elle qui fabriqua, à la fin du XIXe siècle, l’ouvrage de propagande antisémite que l’on connaît. Après avoir circulé dans toute la Russie, ils servirent à la propagande tsariste au cours de la révolution de 1917. Après-guerre, ils passent à l’Ouest : la première édition américaine des « Protocoles » paraît à Boston en 1920. Quinze ans plus tard, en Allemagne, le régime Nazi ne manqua pas d’en faire usage à son tour pour alimenter la haine des Juifs. Voici quelques extraits de la présentation que fait Norman Cohn des « Protocoles » dans son livre Warrant for Genocide : « Les Protocoles consistent en une série de conférences, ou de notes préparatoires, dans lesquelles les membres d’un gouvernement juif secret - les Sages de Sion - exposent un complot destiné à dominer du monde. (...) Ils ne sont pas aisés à résumer car ils sont rédigés dans un style boursouflé et confus et exposent des arguments tortueux et illogiques. Avec un peu de persévérance, on peut cependant distinguer trois thèmes principaux : une critique du libéralisme, une analyse des méthodes qui permettront aux Juifs de dominer le monde et une description de l’état mondial qui sera établi (...) Depuis de nombreux siècles, un complot est en marche pour assurer la possession de tout le pouvoir politique entre les mains des seuls qualifiés pour l’exercer correctement - c’est-à-dire, entre les mains des Sages de Sion (...) Avant que les Sages puissent établir leur pouvoir sur le monde entier, les états Gentils existants (...) doivent être finalement abolis ». On notera que l’abolition des « États-nations » et l’établissement d’un « gouvernement mondial » sont également au cœur du programme exposé par le « Protocole de Toronto ». La crainte de voir la nation dépouillée de sa souveraineté par des instances supranationales, visibles - ONU, OTAN, Union européenne, FMI… - ou invisibles, constitue un fonds commun à beaucoup de discours conspirationnistes (j’y reviendrai dans mon prochain article). Le « Protocole de Toronto » se situe clairement dans cette lignée. En 1935, un juge suisse, qui venait de condamner les membres d’une organisation fasciste pour avoir diffusé les « Protocoles des sages de Sion », déclara : « J’espère qu’un temps viendra où personne ne pourra plus comprendre comment une douzaine d’individus sains d’esprit ont pu, pendant quatorze jours, se triturer les méninges devant un tribunal de Berne sur la question de l’authenticité ou de l’absence d’authenticité de ces soi-disant “protocoles”, ces “Protocoles” qui, malgré tout le mal qu’ils ont causé et pourraient encore causer, ne sont rien d’autre qu’un tissu d’absurdités ridicules. » Malheureusement, comme nous l’avons vu plus haut, le temps qu’appelait de ses vœux le bon juge helvétique n’est pas encore venu. Les « Protocoles des Sages de Sion » circulent encore aujourd’hui, notamment sur Internet où ils sont diffusés par les « Patriotes Chétiens » américains. Milton William Cooper, l’un des principaux artisans de l’élaboration du mythe de la « conspiration extraterrestre », auteur d’un manifeste sur « Majestic-12 », a également entrepris depuis peu de diffuser les « Protocoles » . Tout cela ne fait pas du « Protocole de Toronto » un faux antisémite, mais cela contribue à mon sens indéniablement à le placer dans la lignée à laquelle il appartient. On remarquera par ailleurs que le seul patronyme cité dans tout le document est celui de Rothschild (même s’il est mal orthographié). Les familles Rothschild et les Rockefeller sont fréquemment citées par les dénonciateurs de la conspiration… Ira-t-on prétendre qu’il s’agit d’une simple coïncidence ? Par ailleurs, la parenté évidente entre les thèmes favoris de l’extrême droite et de nombreux passages du « Protocole de Toronto » n’aura échappé à aucun lecteur attentif. Je cite, en vrac : abandon de l’« héritage » créant un homme « coupé de ses racines historiques », volonté affichée par les conspirateurs de « pervertir la morale de la jeunesse », d’« accélérer le déclin des “Nationalistes” de toutes les Nations », d’« ouvrir les portes des pays occidentaux à une immigration de plus en plus massive », un « afflux de réfugiés qui aura pour effet de déstabiliser leur économie intérieure et d’augmenter les tensions raciales », sans oublier : « nous veillerons à ce que des groupes d’extrémistes étrangers fassent partie de ces afflux d’immigrants »... Ces quelques exemples proviennent tous de la seule page 35. Il me semble que c’est suffisamment clair. « Ma vie est en danger » (S. Monast)
J’ai parlé, dans mon introduction, de paranoïa : il me semble inutile de s’étendre, tant me paraît évidente l’emprise de cette pathologie sur la plupart de ceux qui prétendent dénoncer « la » conspiration. Il est courant pour eux de chercher à renforcer leurs dires en se prétendant menacés. Le raisonnement est clair : « Si l’on cherche à m’éliminer, c’est bien que je suis important ; c’est bien que les secrets que je révèle dérangent “en haut lieu”... » A ceci près qu’ici, le raisonnement est inversé, bien que le sujet n’en soit pas conscient : c’est bien parce qu’il croit détenir des secrets importants qu’il sera logiquement amené à s’imaginer que son existence est menacée. Mais si cela était vrai, il faudrait considérer que, pour le moins, Serge Le Guyader et Philippe Marlin, qui ont publié le texte du « Protocole de Toronto », courent un danger mortel. Si l’un ou l’autre a eu le sentiment d’être épié ou menacé, qu’il nous le fasse savoir... Il est caractéristique de cette attitude paranoïaque de nier l’existence du hasard et de partir du principe qu’il n’y a pas d’accidents. Dans ce cadre de référence, le décès de Serge Monast apparaît forcément suspect, et l’aurait été même s’il avait été dû à une cause naturelle ; car il aurait alors été insinué qu’un décès naturel peut tout aussi bien être contrefait ou provoqué. Il n’est donc guère surprenant que SLG associe l’adjectif « mystérieuses » à celui d’« accidentelles » pour qualifier les circonstances de la mort du journaliste. On ne peut qu’être frappé par cette obsession des « coïncidences » qui pousse à effectuer des rapprochements que l’on voudrait « troublants » entre des faits qui n’ont a priori rien à voir les uns avec les autres. Ainsi les décès de Serge Monast et de Marc Dem ! Le commentaire de SLG est tout à fait symptomatique de ce comportement obsessionnel qui consiste à voir dans chaque fait, fût-il le plus anodin, une confirmation de ses théories. Si le frigo tombe en panne, c’est que les conspirateurs cherchent à m’affamer ! De même, on constatera que l’auteur du « Protocole de Toronto » n’hésite pas, dans une démarche caractéristique d’une certaine approche globalisante de « l’occulte », à mêler aux thèmes les plus classiques de la théorie du complot le symbolisme apocalyptique du « triple 6 » de Saint Jean. L’Antéchrist et le Capital, même combat… Ajoutons à cela que Serge Monast ne fait pas beaucoup d’efforts pour mériter son titre de « journaliste d’enquête ». Sa conclusion est édifiante : « Alors, le “PROTOCOLE DE TORONTO (6.6.6).”, mythe ou réalité ? A vous de répondre... ». Autrement dit, moi, le « journaliste d’enquête », je porte à votre connaissance, au péril de ma vie, des « documents » de la plus haute importance MAIS... je ne vous garantis pas qu’ils soient vrais ! ça, c’est à vous d’en décider ! Croyez-vous que ce que l’on appelle chez nous un « journaliste d’investigation », découvrant ces « documents » par des moyens qui ne sont même pas précisés (ce qui n’aurait pourtant pas été inutile pour aider à juger de leur crédibilité, puisque cela nous est demandé), s’empresserait de les diffuser aussi largement que possible sans essayer d’en savoir plus sur leur origine, sans même entreprendre la moindre démarche pour en vérifier l’authenticité ? S’il l’avait fait, n’aurait-il pas accompagné leur publication d’un article disant : « A la suite de mon enquête, j’ai de bonnes raisons de penser que ces documents sont authentiques, voici ce que j’ai découvert... » ? Si j’avais été tenté d’accorder le moindre gramme de crédit à ce salmigondis grotesque qu’est le « Protocole de Toronto », ces quelques réflexions auraient suffi à dissiper mes doutes. En guise de conclusion, on notera au passage la similitude frappante de style entre le texte de Monast et le « Protocole de Toronto » lui-même. La façon qu’ont l’un et l’autre d’écrire certains mots systématiquement entre guillemets et avec une majuscule initiale, ainsi qu’un usage fantaisiste des virgules, est tout à fait caractéristique. De là à affirmer que Monast ne s’est pas contenté de transmettre ce texte mais qu’il en est en fait l’auteur... Comment aurait-il dit ? « A vous de répondre » ! A suivre...
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