Wolfgang
H. Müller est un occultiste allemand qui a passé les dernières décennies
à étudier Lovecraft et son œuvre. D’après une notice biographique
figurant dans le livret de la première convention Necronomicon, il
a traduit les écrits de Carl Gustav Jung et de sir E. Wallis Budge,
il a déchiffré l’écriture cunéiforme babylonienne et est considéré
comme l’un des principaux spécialistes de Lovecraft en Allemagne.
Parmi ses œuvres, on note Polaria: The Gift of the White Stone
(Polaria : le don de la pierre blanche) et Schatzmeister des
Verbotenen (Le trésorier de l’interdit). Ce dernier livre n’a
toujours pas été traduit en anglais, si bien que jusqu’à maintenant,
je n’avais pas pu me faire une opinion sur ses conclusions en ce qui
concerne le Necronomicon.
Il
y a quelques jours, un de mes amis a eu la gentillesse de m’envoyer
le texte des chapitres sur le Necronomicon [il s’agit d’une
petite partie du livre de Müller — NdT], et j’ai passé une heure à
les faire traiter par un traducteur automatique sur Internet. Une
telle procédure n’est pas sans risque, comme le savent les utilisateurs
de ce genre de services, mais je suis raisonnablement certain de disposer
de l’essence de ses arguments, et mon ami est d’accord. Cependant,
si des personnes ayant lu Müller dans le texte allemand original repèrent
des erreurs, je les prie de m’en informer.
Selon
Müller, le docteur John Dee est entré en contact avec l’original arabe
du Necronomicon à la cour de Rodolphe II à Prague en 1586.
Rodolphe avait ramené ce « Codex Necronomicon », comme l’appelle
Müller, d’Espagne où il avait fait ses études. Dee recherchait le
livre à la suite de ses investigations sur une secte mystérieuse installée
à Dunwich, dans l’East Anglia. Pour approfondir ses recherches, il
ramena en Angleterre le « livre arabe », ou une copie de
celui-ci.
Le
journal de Dee révèle qu’il s’efforça de récupérer un certain « livre
arabe » (p. 54) qu’il avait prêté à un M. Harding et à un M.
Abbott entre 1594 et 1595, et qu’il finit par le retrouver fin 1595.
Müller note qu’aucun livre de ce genre n’apparaît dans aucun catalogue
de la bibliothèque de Dee, un fait qu’il considère comme significatif.
La thèse fondamentale sur
laquelle repose le travail de Müller sur Lovecraft est que celui-ci
était au courant des connaissances secrètes des alchimistes et des
troubadours et qu’il les incorpora dans son œuvre. Par exemple, Lovecraft
parle de la ville de Dunwich, dans le Massachusetts, et affirme qu’il
s’agit d’un lieu imaginaire. Une ville portant ce nom a réellement
existé en Angleterre, et puisque Dee s’y est peut-être intéressé,
le refus de Lovecraft d’en admettre l’existence est censé être la
preuve qu’il dissimulait quelque chose. De plus, la seule histoire
dans laquelle Lovecraft mentionne la traduction du Necronomicon
par John Dee est L’Abomination de Dunwich. Pour Müller, ceci
est clairement le signe que Lovecraft cherchait à cacher sa véritable
connaissance de Dunwich, de John Dee et du Necronomicon.
Sur
la trace de ce Necronomicon réel, Müller se penche sur l’affirmation
de Lovecraft, dans l’Histoire du Necronomicon, selon laquelle
l’Église catholique avait placé le livre sur une liste d’ouvrages
interdits. Étudiant toutes les listes de ce type à travers les siècles,
Müller découvre un document intitulé Interpretatio nominum chaldaeorum,
ou Delaratio nominum chaldaeorum (les deux titres signifient
« L’interprétation des noms chaldéens »), qu’il relie à
l’Église nestorienne, une secte qui croyait que le Christ possédait
à la fois une nature divine et une nature humaine unies moralement.
Certains membres de cette secte rejoignirent l’Église de Rome en 1551
et furent appelés les Chaldéens, alors que les autres sont demeurés
à part jusqu’à aujourd’hui. Le terme de Chaldéens, d’après Müller,
était synonyme de magiciens. L’ouvrage disparu est donc un bon candidat
pour le Necronomicon.
En
lisant Müller, j’ai noté deux points troublants. Tout d’abord, l’auteur
rejette les textes de non-fiction dans lesquels Lovecraft affirme
que le Necronomicon est son invention ; pourtant il va
jusqu’à l’extrême opposé en traitant les nouvelles de Lovecraft comme
un évangile qui doit être suivi à la lettre. Deuxièmement, plusieurs
de ses arguments dérivent visiblement de sources peu recommandables.
Par exemple son argument concernant Dunwich est une version développée
de celui qui se trouve dans le Necronomicon de George Hay (p.
51), et sa discussion sur le parallélisme entre le mot « chthonique »
et le nom lovecraftien « Miskatonic » a d’abord été présenté
dans le Necronomicon de Simon (p. xviii). J’ai cependant jugé
bon de tenter d’évaluer la véracité de ses affirmations, en lui donnant
le bénéfice du doute autant que possible.
Je
vais donc examiner les affirmations de Müller une par une.
Rodolphe
II a rapporté le Codex Necronomicon d’Espagne — Müller ne cite absolument
aucun document à l’appui de cette théorie.
Le
livre arabe de Dee était le Necronomicon — Cette hypothèse
sous-tend l’essentiel des arguments de Müller, et pourtant elle n’est
jamais démontrée. Même si le Necronomicon existe (ce dont il
n’y a aucune preuve), il y avait certainement d’autres ouvrages arabes
de valeur à l’époque de Dee. Les efforts de Dee pour qu’on le lui
rende ne paraîtront pas étranges à quiconque a déjà prêté un livre
précieux et a eu du mal à le récupérer — et du temps de Dee, ce genre
d’ouvrages était considérablement plus difficile à trouver. Müller
ne donne aucune raison valable permettant d’affirmer que ce livre
est bien le Necronomicon.
Dee
a trouvé son livre arabe à Prague en 1586 — Aucune preuve n’est donnée.
La cour du roi Rodolphe était un grand centre intellectuel à cette
époque, mais ce n’est pas forcément de là que venait le livre de Dee.
En fait, il y a sans doute des preuves que Dee n’a pas trouvé le livre
lors de sa visite à Prague. On possède le compte-rendu d’une séance
de spiritisme tenue par Dee en 1583, avant son départ pour le continent.
Interrogeant l’esprit Il, Dee lui demande s’il va récupérer un volume
de tables arabe (Fell-Smith, p. 125). Ce n’est pas forcément le même
livre dont il fait mention plus tard dans son journal, mais il me
semble que c’est là un scénario plus simple que celui que Müller propose.
Dee
a évité d’inclure ce livre arabe dans son catalogue — John Dee possédait
plus de quatre mille volumes dans sa bibliothèque, et son catalogue
n’en mentionne que deux cents, omettant par exemple ses traités sur
la sorcellerie et la démonologie (Fell-Smith, p. 123). Mon (rapide)
examen de cette liste abrégée m’a tout de même révélé une bonne douzaine
de traités dûs à des auteurs arabes. De toutes façons, il semble peu
probable que Dee aurait pris grand soin d’omettre le livre du catalogue
de sa bibliothèque, pour ensuite le prêter à Harding et Abbott qui
n’ont guère eu une grande importance dans sa vie.
Dee
rencontra à Dunwich un culte étrange fondé sur le Necronomicon
— Cette affirmation trouve son fondement dans une lettre adressée
par un libraire anonyme à John Dee en 1573, mentionnant Dunwich et
un homme bizarrement vêtu qui avait été exhumé dans un cimetière de
ce secteur. Même si Müller en parle comme d’une quasi-certitude, il
ne donne aucune preuve que Dee fut le moins du monde intéressé par
cette découverte (bien qu’il l’ait certainement été). On n’a jamais
découvert la moindre mention d’un voyage à Dunwich, ni même du nom
de la ville, dans les écrits de Dee, et Müller est obligé d’admettre
que Dee n’est pas mentionné dans les archives de Dunwich. En conséquence,
son scénario selon lequel Dee a découvert à Dunwich une secte mystérieuse
basée sur le Necronomicon est plus une fiction historique qu’autre
chose.
Lovecraft avait une
connaissance intime de Dee, de Dunwich et du Necronomicon —
Müller met l’accent sur la présence de Dunwich et de Dee dans L’Abomination
de Dunwich et y voit la preuve que Lovecraft connaissait les liens
qui les unissaient. Cependant, comme nous l’avons vu, le seul lien
démontrable est la mention de Dunwich dans une lettre adressée à Dee.
La seule relation entre le Dunwich fictif du Massachusetts et le Dunwich
réel, en Angleterre, est qu’il s’agit dans les deux cas de vieilles
villes décrépites près desquelles des restes humains ont été découverts.
Les différences sont considérables : le Dunwich anglais était
autrefois un port florissant, qui finit par s’écrouler dans l’océan,
alors que le Dunwich du Massachusetts, qui n’a jamais vraiment
prospéré, n’est habité que par des dégénérés consanguins. Les spécialistes
actuels de Lovecraft sont d’accord sur le fait que Lovecraft a très
certainement tiré le nom de Dunwich de la nouvelle d’Arthur Machen,
La Terreur (1917).
En
guise de preuve que Lovecraft connaissait les sujets ésotériques,
Müller remarque que Lovecraft mentionne l’acquisition illégale d’objets
sacrés, l’Église nestorienne et quelques mots d’Arabe dans ses histoires.
C’est exact — Lovecraft en parle, ainsi que de beaucoup d’autres choses,
dans son œuvre de plus de mille pages. Il n’en montre aucune connaissance
approfondie, que ce soit dans sa fiction ou dans ses lettres, ce jette
un doute sur l’importance de ces éléments.
Lovecraft
a tenue secrète sa connaissance du Necronomicon de John Dee.
Cette affirmation est assurément la plus difficile à croire de toutes.
Ce n’est d’ailleurs pas Lovecraft qui inventa la traduction du Necronomicon
par John Dee, mais son ami Frank Belknap Long, qui en met une citation
en épigraphe de ses Mangeuses d’espace. Müller en est conscient,
mais il affirme que Long devait être dans le coup. (Dans son livre
suivant, Polaria, la conspiration est étendue à Clark Ashton
Smith, Robert Barlow, Jules Verne et Edgar Poe, c’est-à dire bien
au-delà des bornes de la crédibilité.)
Malgré
les tentatives de Müller pour accentuer l’importance du lien entre
John Dee et le Necronomicon, il est clair que pour Lovecraft
ce n’était pas très important — sa référence à la traduction de Dee
dans l’Histoire du Necronomicon est écrite entre les lignes,
comme une pensée de dernière minute.
Le
livre sur les « noms chaldéens » est le Necronomicon
— L’expression « nominum Chaldaeorum » ne signifie pas forcément
« noms magiques » ; les mots « nominum Hebraeorum,
Chaldaeorum, Graecorum » (« Des noms des Hébreux, des Chaldéens
et des Grecs ») apparaissent dans des titres de bibles du xvie siècle. En fait, le seul point commun entre
ce livre et le Necronomicon est la présence du mot « nom »
dans le titre (une affirmation que de nombreux spécialistes de Lovecraft
contesteront) et le fait qu’ils traitent peut-être, ou peut-être pas,
de magie.
Dans
le cours de son argumentation, Müller commet un certain nombre d’erreurs
à propos de la vie et de l’œuvre de Lovecraft. Il affirme par exemple
que Lovecraft mentionne la présence d’un exemplaire du Necronomicon
au Vatican. Lovecraft n’a jamais rien écrit de tel, c’est son élève
August Derleth qui l’a fait dans une de ses « collaborations
posthumes » (histoires basées sur une idée de Lovecraft). Long
est cité comme un co-auteur de Lovecraft ; à part les dieux et
les créatures qu’ils se sont empruntés mutuellement, et l’utilisation
par Long d’une lettre de Lovecraft dans L’Horreur des collines,
il n’y a aucun élément à l’appui de cette affirmation. Müller prétend
que « Necronomicon » est un mélange de grec et de latin
(c’est strictement grec), que la traduction de Dee a été faite à partir
du grec (ce que Lovecraft ne dit nulle part), que le contenu du mystérieux
manuscrit Voynich montre que son auteur avait des connaissances cabalistiques
(le livre n’a jamais été déchiffré), que le « comte d’Erlette »
est une réécriture phonétique par Lovecraft du nom d’August Derleth
(c’est un titre de noblesse dont Derleth prétendait que sa famille
avait hérité). Tout auteur fait des erreurs de temps en temps mais
j’ai été frappé d’en trouver autant dans le court extrait que j’ai
lu, surtout si l’auteur est censé être un spécialiste de Lovecraft.
Il
semble donc que, si Müller a consacré beaucoup de temps et d’efforts
à ses recherches sur le sujet, il n’a guère de résultats à présenter.
Il est si enthousiasmé par ses spéculations qu’il ne se rend pas compte
qu’elles ne sont rien de plus, et qu’en les empilant les unes sur
les autres il ne risque guère d’aboutir à quelque chose. L’auteur
semble pourchasser des ombres sans se soucier de la crédibilité de
ses affirmations. Espérons qu’à l’avenir, Müller essayera de documenter
ses hypothèses un peu mieux qu’il ne l’a fait ici.
Dee
John, The Private Diary of Doctor John Dee and the Catalogue of
his Library of Manuscripts. James Orchard Halliwell, Londres,
Camden Society, 1842.
Fell-Smith
Charlotte. John Dee. Londres, Constable and Company, 1909.