Les Révélations de Glaaki....

 



Non, MURMURES n'est pas une revue juridique, même si Sylvain Ferrieu a osé s'inspirer du Graal dans le cadre de ses études de droit ! Cette contribution est illustrée par quelques lames du tarot arthurien.

Le Graal et la Règle

Sylvain Ferrieu (C)


J'ai bien conscience que ce sujet peut paraître étrange quand on parle du droit, mais derrière le roman il faut préciser l'existence d'une double tradition chrétienne et païenne dont les auteurs des romans ont repris les éléments, soit plusieurs siècles de tradition, une pensée importante et notamment sur le droit, représentés par les chevaliers...

LE GRAAL ET L'HISTOIRE: Le Graal est-il vraiment de l'histoire ou simplement une légende tenace? Du point de vue historique, la Quête du Graal présente des références certaines, historiques et géographiques. (Le professeur Américain Norma Lorre Goodrich s'attache particulièrement à démontrer la réalité du mythe Arthurien)
Historiques: 5e-6e siècles après J.-C., (475-575 selon certaines sources, un peu plus tôt selon d'autres)
Géographiques: le Royaume de Bretagne a réellement existé, il s'est étendu sur l'actuelle Grande-Bretagne et sur la Petite Bretagne Française, plus une partie de la côté Irlandaise.
Ce pays était habité par les Bretons, des Celtes d'origine, qui ont transposé une part de leur tradition dans la Chevalerie d'Arthur, pour la mélanger avec une partie de l'imagerie chrétienne. On sait qu'après l'invasion Romaine, les Bretons occupaient le territoire du Royaume des 2 Bretagnes, mais leurs rois ont été défaits et chassés par les Saxons vers le Pays de Galles et l'Irlande. Le Royaume Breton a vécu 1 siècle ou 2, pas plus.
Les Bretons du Continent sont les instigateurs des écrits de la Table Ronde, en faisant appel aux figures symboliques de la Bretagne, Merlin, Arthur... Et en les romançant. Au Xie siècle, après l'invasion réussie de l'Angleterre par les Normands, plusieurs baronnets Bretons qui s'étaient alliés à Guillaume virent l'occasion de ressusciter l'idée du Royaume Breton des origines. Outre les actions politiques contre Normands et Saxons, les Bretons ont concurrencé la chanson de Geste qui faisait l'éloge de Charlemagne par le cycle Arthurien... Une autre sorte de propagande, sous la forme de légendes. La cause du cycle de la Table Ronde est donc éminemment politique. Mais le message est resté, non l'aspect ponctuel...
Nous nous intéresserons donc, non à la réalité historique du Royaume de Bretagne, mais aux livres qui auront été rédigés concernant la Table Ronde par : Chrétien de Troyes, Geoffroy de Monmouth, Robert de Boron, Béroul et Thomas, Wolfram von Eschenach au XIIe siècle et plus tardivement Thomas Malory au XVe siècle. Quelques sources modernes nous serviront aussi comme celles de Jacques Boullenger, Hersart de Villemarqué, Jean Markale, Colette Montsarrat, Jean-Paul Bourre...

Le Graal est au départ la pierre qui ceignait la couronne de Lucifer avant sa Chute. Elle est tombée à ce moment là et on l'a retrouvée. La Légende veut que le calice fait à partir du Graal ait servi à Joseph d'Arimathie à recueillir le sang du Christ lors de la Crucifixion. Joseph aurait ensuite émigré vers les terres Celtes pour évangéliser. Ce qui explique pourquoi on cherche le Graal en Bretagne.
La quête du Graal est entreprise par les Chevaliers de la Table Ronde pour des raisons obscures. On sait que l'équilibre du Royaume a été rompu, mais le film Excalibur donne une fausse version des faits. La réalité est l'aventure du chevalier Balin. Il participe à un tournoi dont l'enjeu est une épée appartenant à la Dame d'Avalon, que seul un chevalier " au coeur pur " peut retirer à la ceinture de celle-ci. Balin y parvient et refuse de rendre l'épée, malgré les préventions de Merlin qui l'informe que cette arme aura des conséquences désastreuses pour le Royaume et frappera " l'homme le plus saint du monde ". Malgré cela, Balin reste sourd et s'enfuit de la cour. Il rencontre un chevalier qui est tué par un javelot inconnu. Merlin lui dit que le lanceur est un certain Garlan, frère du roi Pelléhan, mais l'exhorte à renoncer à sa vengeance. Balin, lors d'un repas servi par Garlan, tuera son hôte avec le tronçon du javelot qui avait servi à tuer le chevalier. Pelléhan poursuit Balin dans le château mais Balin trouve une lance qui saigne et blesse Pelléhan à la cuisse. Une voix s'élève alors: " La lance a été touchée par des mains indignes, les aventures vont commencer. " La Quête du Graal a lieu pour restaurer un équilibre rompu.
Après moultes aventures, 3 chevaliers parviendront jusqu'au château de Pelléhan, le Roi-Pécheur, Accompagné de Perceval et Bohors, seul Galahad, le plus pur des chevaliers, sera initié aux mystères du Graal et guérira le Roi-Pécheur.
La dualité du légendaire Celte et de l'esprit Chrétien incontesté au XIIe siècle date les écrits. C'est ce qui explique que la Quête du Graal est à cheval entre deux religions, que les chevaliers d'Arthur sont imparfaits et qu'ils doivent donc " retrouver ce qui a été perdu " pour se laver de leurs pêchés. La conversion a lieu au milieu du siècle d'Arthur.

C'est aussi pourquoi j'ai décidé d'élargir un peu le sujet de la quête du Graal, pour traiter de Merlin et des Chevaliers de la Table ronde. Pour comprendre le pourquoi du Graal, il faut saisir le règne d'Arthur au moment de cette Quête, influencé par Merlin, à l'origine de la Table Ronde. La dualité des religions est très forte: Merlin pose les bases de la Chevalerie, le Graal purifie la Chevalerie.
Le Graal apparaît donc comme une figure de la Rédemption, qui permet de racheter ses fautes. C'est un des offices du juge. D'autre part, le Graal est une perpétuelle recherche en soi et en dehors de soi, qu'on a assimilé par la suite à l'archétype de la recherche d'un but, d'un phare, d'une lumière pour éclairer sa vie et ses actes. La philosophie est une telle quête, car elle est à la poursuite de l'inaccessible sagesse. La philosophie du droit, qui s'efforce de donner une fin au droit, tente aussi d'éclairer les formes du droit en lui donnant un sens. C'est exactement le même problème.

L'observation du règne d'Arthur nous montre l'aspect matériel de la chevalerie et livre quelques enseignements de droit public.
Le Graal transcende l'agencement matériel de la Chevalerie, et lui confère un sens, un " telos ", à ce droit.


I. LA TABLE RONDE: LEGISLATION PAÏENNE


1) Merlin, figure du législateur païen

a) Un personnage exceptionnel

Beaucoup d'idées fausses circulent autour de MERLIN: on en fait un vieux barbon solennel alors que plusieurs versions du personnage existent:
C'est Geoffroy de MONMOUTH qui confère à Merlin toute la profondeur de son personnage:
- il commence à s'inspirer de la réalité historique, qui fait de Merlin un chef de guerre breton devenu fou à la suite d'une bataille particulièrement sanglante. Le premier Merlin est surnommé " Le fou du bois ", c'est un ermite accompagné par un loup gris, qui dispose d'un don de divination.
- Dans sa seconde version de la vita merlini, le personnage prend sa figure définitive et se trouve mêlé à la vie d'Arthur, qui historiquement, aurait vécu plus d'un siècle avant lui.
Dans la légende, Merlin est à peine plus âgé qu'Arthur, peut-être une quinzaine d'années au plus. Il naît sous le règne de Vortigern, qui sera vaincu par Uther, le fils du roi dont Vortigern a usurpé le trône. Dès son plus jeune âge, Merlin fait des prophéties et peut parler dès sa naissance; c'est l'enfant qui parle. (infans= en latin, qui ne parle pas)
Merlin est prévu pour avoir une destinée exceptionnelle; il fait penser à la figure du législateur surhumain, à laquelle croyaient Platon et Aristote. Merlin est sage dès la naissance, ce qui ne l'empêche pas d'avoir de l'humour: le Merlin du film Excalibur est très proche du personnage légendaire. Car Merlin est aussi fou: La folie dans la tradition n'est pas considérée comme elle l'est actuellement, mais au contraire, on vénère les fous pour la vérité inaccessible qu'ils détiennent. La folie est une autre sorte de sagesse. Elle réunit donc tous les paramètres de la pensée.
Merlin est le fils d'un démon et d'une religieuse (une nonne selon les versions tardives, mais plus probablement une druidesse) ; prévu pour devenir l'Antéchrist, il est baptisé à la naissance, et nourri par les regrets de sa mère ; il devient le " juste milieu ", entre bien et mal, entre ombre et lumière. C'est pour cela qu'il est " enchanteur " ; il détient les pouvoirs sur les forces du bien et sur celles du mal. Il a une vision globale du monde dont il recouvre tous les aspects. En plus de parler, il connaît le passé, le présent, le futur...
Le portrait de Merlin explique bien sa nature exceptionnelle: il réunit les paradoxes, il est sage et fou, il est le bien et il est le mal. En cela il est surhumain, le mieux placé pour conférer à la chevalerie un corps de règles.

b) L'oeuvre de Merlin

Merlin est l'instigateur de la chevalerie légendaire; c'est lui qui crée la table Ronde.
Il serait faux de croire que les chevaliers d'avant Merlin eussent été des anges courtois: ils sont de vraies brutes sanguinaires, tout comme les chevaliers historiques.
Un exemple: Arthur, apprenant qu'il a couché avec sa soeur et qu'il doit engendrer la ruine du Royaume, décide de reproduire le génocide de son illustre prédécesseur Hérode sur tous les nouveau-nés du Royaume. C'est Merlin qui va l'en dissuader, en lui rappelant qu'on ne peut échapper à son destin, et que le Royaume ne vaut pas la mort des innocents. C'est le germe de l'esprit chevaleresque.
Merlin parvient à se faire entendre parce qu'il est le conseiller d'Arthur. Or, il serait fâcheux de mésestimer l'activité de conseil dans la tradition Celtique. Le conseiller, comme celui de l'Antiquité, connaît presque la prééminence sur le chef: car à la différence de ce dernier, le rôle de conseiller ne peut pas être tenu par n'importe qui. Quand Merlin dissuade Arthur de perpétrer son génocide, il ne peut pas l'obliger, mais il sait le convaincre. Par contre, le conseiller n'est pas toujours écouté: Merlin va apparaître à l'encontre de Balin pour tenter de le dissuader de mener ses vengeances personnelles, mais Balin refusera de l'écouter avec les conséquences que l'on connaît. C'est le risque du conseiller.
Lors de l'unification du Royaume, Merlin prend l'initiative de créer la Table Ronde, " car le destin de l'homme est d'oublier ". Ainsi les chevaliers se rappelleront toujours l'amitié qui les tient unis, cet anneau forgé. Un mot sur la Table Ronde: elle est ronde pour une raison particulière, non par hasard de menuiserie. Dans une table Ronde, aucune place ne prédomine sur les autres. Même celle du Roi. Le Roi ne préside pas, mais il est prééminent par son titre. C'est un peu un centre d'impulsion, le point de départ d'un cycle. La Table " qui tourne comme le monde, pour signifier que ceux qui devront s'y asseoir n'y auront nulle préséance. " (Markale, p.188 de " Brocéliande ... ")
Voila l'originalité du mode de gouvernement Celte, fondé non pas sur des pouvoirs formels mais sur un privilège d'initiative reconnu au Roi ou plus souvent au conseiller; sur le modèle de la Nature en perpétuelle évolution.


2) Les chevaliers de la Table Ronde

a) Le Chevalier et la Justice

Le chevalier est une figure du juge itinérant, capable de porter l'épée et de rendre la justice. Très Aristotélicien, le chevalier n'est en aucun cas un moraliste, il est le Champion de la Justice au sens où on l'entendait jadis. Sa conception du droit s'arrête uniquement à ce qu'on appelle la Justice, et aucun autre concept n'entre en jeu quand il devient juge. Le chevalier est juge car il doit rétablir les situations injustes.
Ce n'est pas un philosophe, mais il a l'essentiel: il est capable de savoir quand il fait du mal aux autres et à lui-même.
Le chevalier est juge de lui-même comme des autres. Des autres, parce qu'il est le troisième de la triade judiciaire, la personne objective.
De lui-même, car son honneur lui sert de jauge. Quand il prête serment à un moment, il le respecte. Il sait que s'il le brise, il est déshonoré. C'est une des bases de la chevalerie.
A un moment, le chevalier prend un serment. A un autre, il agit contre ce serment. Il peut analyser sa faute et se déclarer coupable. On retrouve un tel caractère chez le samouraï, mais le chevalier déshonoré ne se suicide pas (même s'il n'est pas dans un état reluisant!): il répare. L'honneur se retrouve. Ainsi Lancelot, le chevalier à la charrette.

b) Le chevalier et le droit naturel

Il semble que le chevalier obéisse à une sorte de droit naturel.
Tout d'abord, il faut reconnaître que dans le cadre païen, le chevalier, qui est le représentant de l'Etat et de la Justice, doit s'animer d'un profond respect pour la nature. Il vient en aide aussi bien aux hommes qu'aux animaux, comme Yvain le Chevalier au lion. Les chevaliers croient dans la féerie et pensent qu'il y a autant à apprendre de la Nature que des hommes. On ne s'étonne pas dans ce contexte de l'omniprésence de la forêt de Brocéliande dans les récits du Graal. Cette forêt est le lieu du droit; c'est l'endroit sacré, le tribunal. L'allégorie est frappante, car le lieu où le chevalier rend la justice n'est pas un endroit à part, une maison " close ": c'est au coeur du monde. Le chevalier est itinérant, il va vers les autres, comme le juge devrait le faire.
Son code n'est pas écrit. Il s'adapte et pourtant est constant: en se mouvant il est en repos (Héraclité) C'est tout le mystère de la nature. Le code de chevalerie est celui de la conscience: mais une conscience objective, pas celle si répandue qui favorise toujours le moi. C'est une loi inscrite dans le coeur de chaque homme, comme celle de la Nature.
Il obéit à des valeurs agencées dans un ordre essentiel, naturel, obéissant à une certaine logique, un bon sens.

- L'honneur est fondamental; c'est la noblesse des chevaliers, mais plus encore. Un chevalier qui est honnête homme peut savoir à quoi s'en tenir avec lui: c'est la confiance, l'assurance que la chevalier a des valeurs et qu'il est Juste au sens Aristotélicien de la Justice Générale.
On peut avoir confiance en lui. c'est le gage de la Concorde entre les hommes, le ferment " sain " de la société.
- l'amitié arrive en second. Le chevalier est bon, cela découle du fait qu'il est juste. mais il doit être juste avant d'être bon. Exemple de Bors pendant la Quête du Graal: il voit une jeune pucelle en danger, et parallèlement des maraudeurs attaquent son frère Lionnell. Il choisit d'abord la pucelle, car son honneur de chevalier passe avant son amour de frère; la suite des événements montrera son bon choix.
- Les richesses; négligeable. C'est un moyen, pas une fin en soi, c'est un écueil, une source d'aveuglement.

L'honneur chevaleresque est une conscience des choses essentielles; c'est une logique directement inspirée de l'ordre naturel. Car la constance de la Nature est essentielle aux yeux des chevaliers. Ils ont bien conscience du fait que les Royaumes et le pouvoir ne sont pas des jeux irrésistibles qui doivent mettre en péril la vie des innocents, mais l'achèvement de l'ordre naturel, de son équilibre, de sa justice. C'est ce qui ressort de la maxime " Terre et Roi sont un ". S'il n'y a pas de Terre, à savoir d'ordre naturel, constant, objectif, il n'y aura pas de roi. Tradition celtique de la vénération de la Nature, mais aussi évidence philosophique née d'une observation complète, d'une sagesse véritable.
C'est cet ordre naturel, venu de la Terre, donc de la divinité Celtique, qui fonde l'esprit de Justice. Je n'aurai pas le temps de redémontrer l'équilibre qu'on trouve dans la Nature, mais l'observation permet de constater une chose: la Nature n'est pas la loi du plus fort. Car le plus fort s'astreint lui aussi: pas comme l'homme.

On aura prédéfini les premiers fondements de la Justice chevaleresque: inspirée du Législateur païen Merlin ; elle constitue le fondement de la chevalerie. Elle repose sur l'observation de la Nature, premier fondement de la philosophie depuis les Grecs. Des règles naturelles en ont été retirées: à présent, il faut aller plus loin, comprendre la raison d'être de ces règles. Pour cela on ne peut plus se contenter de l'observation de la nature, qui constitue la vénération païenne: il faut l'inspiration divine, une raison transcendante.

Après avoir répondu à la question " quid juris ", répondons à la question " quid jus".


II. LA QUETE DU GRAAL: PHILOSOPHIE DU DROIT CHRETIENNE


1) Le Graal à la croisée des traditions

a) Graal et Rédemption

La quête du Graal, même dans son cadre mystique chrétien, est un acte de Justice évangélique.
Le droit naturel païen en place, il n'a pas empêché le chevalier Banin de pêcher, et pis encore, de porter préjudice à un Roi innocent.
Pendant ce temps, les Chevaliers, avec l'aide de Merlin, vivent une époque fastueuse et agréable. Alors qu'ils ont, sans le vouloir peut-être, causé la perte d'un tiers. C'est injuste.
L'esprit chrétien en tire deux conclusions; il est néfaste que les chevaliers vivent dans le pêché, mais il est aussi injuste qu'ils fassent le mal autour d'eux.
La Rédemption est ainsi double: elle permet au chevalier de se purifier et en même temps répare le préjudice subi par le Roi-Pécheur.

Car Balin a " les mains impures ", même si c'est un chevalier. C'est bien la démonstration que la chevalerie païenne est en défaut, malgré le " coeur pur " de Balin, pour lequel il était réputé.
Ce qu'il faut bien comprendre dans la logique chrétienne: nous voyons pour l'instant la quête du Graal sous l'angle de la Rédemption des Péchés. Mais le péché est prosaïque, évident. Il dépasse le simple cadre moral et comprend la Justice, il est intrinsèque et extrinsèque; le mal est double, il est pour soi et en dehors de soi.
Si on regarde ce qu'est le mal, d'ailleurs, l'effet est comparable. C'est un acte souvent égoïste ou ignorant qui porte préjudice à autrui.
Balin a, par orgueil, blessé le Roi-Pécheur, en oubliant qu'il était son hôte. Si je tue une vieille dame, je le fais pour une cause égoïste (l'argent), en oubliant qu'elle aussi a droit à la vie, du moins autant que moi. Voilà le Mal, voilà aussi l'Injustice.
Autre exemple de l'imperfection païenne: les amours de Lancelot et Guenièvre. Dans la tradition Celtique, la vie naît d'un cocufiage du Dieu, le Dieu Jaloux, par sa femme la déesse Terre et le Dieu de Lumière. Chez les Celtes, la femme est la vraie détentrice de la souveraineté, le fait qu'elle ait des amants n'est donc pas une catastrophe du moment que cela reste secret (d'ailleurs Arthur non plus ne se prive pas...) Ajoutons à cela le péché d'adultère et nous comprenons que la législation païenne est incomplète. Il faut chercher le fondement de la Justice ailleurs que dans le préjudice pur, mais aussi dans la souffrance que l'on cause à l'homme ou à la femme qui aime. Voilà pourquoi Lancelot sera toujours écarté des mystères du Graal, parce qu'il est profondément pécheur.
Les celtes ont manqué du sens de l'observation: ils ne pouvaient pas savoir que certains animaux sont fidèles à leur compagnon. Ainsi les loups et les cygnes. Le cygne se laisse mourir à côté de son compagnon mort.

b) Graal et renouvellement

La quête du Graal est une transition entre le paganisme et le christianisme; pas une rupture. Pour une rupture, voir Charlemagne qui a exterminé les Saxons qui refusaient de se convertir et détruit leurs autels, leurs arbres sacrés. Stonehenge demeure après le Graal: c'est toujours un endroit sacré.
La légende montre la continuité du paganisme et du christianisme; à la Table Ronde, il demeure une place inoccupée, celle destinée à Jésus; c'est le siège Périlleux, et celui qui s'assoit dessus, s'il n'est pas pur, est désintégré (englouti par la terre...). Seul Galahad pourra passer l'épreuve; Le Christ est ainsi attendu par les chevaliers de la Table Ronde, pour qu'il se révèle parmi eux de manière immanente : préfiguration de la quête du Graal
L'harmonie pouvait donc être trouvée entre les deux religions, l'une venant laver les imperfections de la précédente. Passage de témoin, purification, Rédemption purement chrétienne, dans l'Amour. L'omniprésence de la forêt le montre bien dans les récits du Graal. Le château du Roi-Pécheur est dans une forêt: Le Graal chrétien ne s'exclut pas du monde païen, ni de la nature. Il est au coeur de celle-ci. Jean Markale pense que certains des châteaux de Brocéliande ont pu servir de modèle au château du Graal : en effet les auteurs connaissaient assez bien les châteaux de Comper et de Trécesson, certains s'étant rendus à Brocéliande pour s'approcher de la légende.
Le Graal a une haute signification spirituelle dans la légende et dans l'imagerie chrétienne. On peut le voir ainsi : le Graal est l'aspect spirituel de la Chevalerie. Il est temps que le chevalier-juge recherche les causes de son droit, devienne philosophe.

Le paganisme de Merlin correspondait bien à l'aspect matériel de la chevalerie. A présent que les défauts de celle-ci sont découverts, il faut aller plus loin.
La loi naturelle du chevalier est suffisante au départ. Elle est immanente. Mais il lui manque l'inspiration. La loi divine arrive à la succession de la loi naturelle. Mais elle ne la remplace pas, elle la poursuit.
Quand on connaît le matérialisme qui a inspiré le catholicisme romain, on peut se demander quelle signification donner à ce Graal, au service d'une religion hiérarchisée qui entreprend une évangélisation à l'aide des légions de l'Empereur (massacrant parfois plusieurs tribus celtes pour leurs croyances). Le message du Graal est tout autre ; c'est toujours celui de la Rédemption individuelle, par rapport à ses propres péchés. C'est l'image de la Grâce, non pas simplement de Dieu : Jean Markale dit " Le Graal n'est pas Dieu... et à la limite, cela n'a aucune importance de savoir si le vase sacré a contenu le sang du Christ ou n'importe quoi, ou rien du tout. ", (p.284 de " Brocéliande... ") Le Graal et le droit naturel sont un, car ils ne peuvent exister l'un sans l'autre. Ce n'est pas uniquement une question de religion, mais le Graal est une Rédemption en soi, qui guérit, qui enseigne au chevalier, qui lui confère une loi, entendu que cette loi est une autre facette " illuminée " de ce qu'il respecte déjà. Le Graal est au départ la pierre sertie au front de Lucifer: Cette pierre est une émeraude, de couleur verte. Ce vert qui symbolise dans la tradition l'idée de renouvellement. Comme la Table Ronde, le Graal se place sous le signe du cycle, de l'évolution naturelle des choses.


2) Le Graal et le telos

a) Le pouvoir temporel inspiré par le Graal.

L'ordre naturel imposé à la chevalerie a fait ses preuves dans un cadre immanent, mais, comme un droit sans raison d'être, il a manqué d'un objectif à suivre, d'un telos (en Grec; le but, l'objectif). Et il a montré ses failles. La quête du Graal nous rappelle que le droit ne peut se passer d'un telos, comme la forme ne peut se passer d'un esprit pour l'animer, comme la vie ne peut se passer de l'intelligence.
Le Graal, quand il est rapporté par les chevaliers et qu'il a initié Galahad à ses mystères, est emporté dans les Cieux par une main immense, la Main de Dieu.
Parallèle avec Excalibur qui à la mort d'Arthur est lancée par Bedivere (ou Girflet) dans le lac et attrapé par la Dame du Lac qui s'enfonce avec dans les profondeurs.
Parallèle symbolique: dans la tradition Celte, les armes divines sont au nombre de 4: 2 masculines, 2 féminines (coupe-pierre, chaudron, lance, épée). Excalibur est le principe masculin, le Graal est le principe féminin, emporté par la main de Dieu (masculin) alors qu'Excalibur est dans les mains d'une femme. Idée de réconciliation, d'équilibre retrouvé, d'amour. Office du juge.
Mais aussi important: l'Epée Excalibur, païenne, est le symbole de la royauté terrestre, tandis que le Graal est celui de la Royauté Céleste, on trouve la " théorie des deux glaives " de St AUGUSTIN. (J.MARKALE, P.284) " D'un côté, la Royauté terrestre, matérialisée par l'Epée de souveraineté. De l'autre, la Royauté céleste sous l'image du Saint-Graal.
La Légende fourmille d'exemples où le chevalier se trouve en faces de 2 choix: celui du chevalier terrestre et celui du chevalier céleste. La voie de ce dernier est plus dure.
Mais au delà c'est la distinction droit positif/ droit " naturel " qui est envisagée: le droit en question est un droit divin, un esprit du droit, alors que l'Epée destinée à la guerre permet au Roi de s'affirmer par les armes, matériellement. Le Graal lui donne l'accomplissement spirituel, la sagesse éclairée du législateur.
Il faut retrouver ce qui a été perdu : ce qui a été perdu est le but du droit. Car les chevaliers ont fauté malgré leur code de l'honneur. Ce code, immanent, a montré ses défauts, par manque de compréhension de la part de Balin qui avait du mal à renoncer à ses principes pour des raisons indéfinies: ayant refusé de faire confiance à Merlin qui lui en savait plus, il se met un peu dans la position du juriste plombier qui rafistole la loi sans chercher à comprendre le fondement de celle-ci. Car la loi, formellement, ne correspond à rien si l'esprit ne vient pas l'éclairer.
On peut donc comprendre que la Quête du Graal arrive au milieu de l'aventure Arthurienne: c'est tout le problème de la précarité de la loi. Parfois il faut retravailler les lois car elles ne remplissent plus leur fonction. Il ne faut pas oublier que toute loi est faite dans un but précis. Ce but doit parfois se rappeler au législateur.
Le législateur est ici Galahad sur lequel je n'insisterai pas; il joue le même rôle que Merlin à ceci près: il n'est pas l'auteur de la nouvelle loi; il en est le Découvreur, comme le chercheur ou le philosophe qui découvre un but au droit. Ici le telos se rappelle au chevalier dans le sens de la justice, de l'Amour divin.

b) Les enseignements du Telos

Le telos arrive après que le droit s'est établi, à posteriori, ce qui peut paraître curieux. Mais en fait le Graal s'accompagne d'un nouveau contenu du droit, qui vient compléter le précédent. Il n'est pas qu'une philosophie, c'est aussi un nouveau droit.
Car il y a une faute à réparer. Donc ce nouveau droit est nécessaire, car l'ancien n'est pas parfait. Car le Graal est une législation, issue d'une recherche.
Quand le chevalier a compris quelles étaient les circonstances de cette faute et qu'il fallait tenter de réparer, ce qu'il fait en recherchant le Graal, en philosophant, il tire des conséquences de ses découvertes, de son initiation aux Mystères du Graal. On voit bien que la philosophie du droit est pragmatiquement utile car la recherche permet de tirer des conséquences immédiates. Le chevalier devient chrétien, il répare la faute et devient meilleur. La situation est comparable avec celle du prophète, qui revient de la révélation divine avec les tables de la Loi.
Le parallèle peut être poussé plus loin, car il est vrai que la religion païenne est orale alors que la Bible est écrite. Le perfectionnement du droit naturel passe aussi par l'établissement de principes qui le résument, le rendent accessible, complètent la conscience parfois défaillante du chevalier. C'est une sorte de codification des principes du droit sous la forme chrétienne: ces principes appliqués empiriquement par le chevalier, puis compris et restitués, comme les résultats d'une découverte, par le christianisme sous la forme de principes clairs.
Les théoriciens de la Renaissance ont placé le droit naturel avant le droit positif. Pourtant, la réalité du droit est plutôt technique avant d'être théorique. Le philosophe observe le monde, constate que le crime est puni. De là il élabore une théorie.

Voilà de la science du droit. En droit, on ne part pas de l'abstraction comme dans les mathématiques. Le Droit naturel païen précède son inspiration Chrétienne. Si on compare ce droit naturel immanent avec le droit positif, on se rend compte qu'il arrive certes après les principes qui l'inspirent pour les transcrire, mais qu'il est aussi là avant; et que la recherche vient apporter les enseignements qui vont le perfectionner. C'est ce qui se dégage, en droit, de la recherche du telos, de la quête du Graal.
Néanmoins n'oublions pas que ce telos est comme le Graal et qu'il est presque inaccessible, car la réussite de la Quête est un événement exceptionnel : la recherche du telos, l'intelligence du droit est à l'image de la philosophie, une perpétuelle étude. Ce que le philosophe du droit rapporte de ses recherches n'est pas le Graal mais une partie de Sa Vérité. Car voir le Graal n'est pas être initié à ses Mystères; seul un juriste pur comme Galahad pourrait espérer changer cet arrêt. En attendant, le droit connaît une Quête, mais celle-ci est perpétuelle et non ponctuelle.


3) Le Graal et l'office du juge.

a) Le Graal objet recherche subjective

La quête du Graal n'est pas une croisade pour le christianisme, mais une démarche que l'on fait aussi pour soi. " Les chevaliers qui se lancent dans la quête dans le but de découvrir l'objet-Graal, image de Dieu, font fausse route et ne réussissent qu'à mordre la poussière " (J.Markale, " Brocéliande... " P.284) C'est par la sagesse que l'on retire du Graal que l'on parvient à améliorer son sens de la chevalerie... Ou que l'on devient meilleur juriste. Le chevalier est comme un juge qui découvre la philosophie du droit, et qui l'applique alors de manière éclairée, pour le mieux-être de tous.
Nous l'avons vu, la Rédemption est double: le juge aide les autres, et en même temps s'assagit. Ainsi Perceval, de gentil, niais, devient sage, tandis que Bors, de pécheur devient béatifié. Voilà l'effet de la Grâce.
Etre juge, c'est aussi être juge de soi-même comme le chevalier, c'est s'aguerrir à chaque acte de Justice rendu, par la compréhension du droit et de son but, difficile à comprendre et à manipuler pour le juriste débutant.
Le Graal est protéiforme, il est à la fois invisible et toujours présent (C'est pourquoi on le comprend comme un concept) : selon les auteurs il peut être un calice, une coupe, une pierre, une écuelle, un vase, une tête coupée: " Il est tout cela en même temps, et bien d'autres choses encore... " (Jean Markale) Il dépend donc de la manière dont le chevalier va le voir. L'objet en lui-même n'a pas d'importance, seulement la révélation. (Markale, p.286): " Il importe de faire SIENNE la Révélation première, de ce qu'on sent du Graal ". Le Graal n'est donc pas transcendant, parangon d'une réalité tout tracée: mais il s'efface devant l'homme et devant la manière dont celui-ci COMPREND le Graal.

Dans la réalité, l'effet de la recherche concerne surtout la psychologie du juge, car le Graal est insaisissable. Le philosophe est un perpétuel étudiant, il en va de même pour celui qui cherche le Graal, comparé par Jean Markale à la carotte qui fait avancer l'âne. Mais cette recherche est en soi un enrichissement sans nom, même si la perfection ne peut être atteinte.

b) La Quête du juge

Mais attention: le Graal ne se livre pas à n'importe qui, mais à celui qui fait la démarche nécessaire.

Le juge doit tout d'abord satisfaire à une condition personnelle : avoir le coeur pur. Il ne suffit pas de chercher le Graal pour le trouver, car encore faut-il savoir ce que l'on cherche. Certes le Graal dépend avant tout de la manière dont on le comprend, mais surtout de la manière dont l'homme sage le comprend. Tout le monde ne peut toucher le Graal. La pureté du coeur suppose un coeur lavé de tout préjugé, un coeur lucide et une objectivité qui incombe à la tâche du juge. (Car il est le troisième, au milieu). Ainsi Gauvain, en état d'extase et trop soumis à la fougue, sera exclu des mystères du Graal.
Perceval aussi va échouer, pour une raison qui découle directement de la précédente. Perceval voit le cortège du Graal, mais la politesse inculquée de sa mère l'empêche de poser la question qui permettrait de libérer le Roi-Pécheur. Le juge doit oser poser la question, même si le fait est inconnaissable comme le Graal est protéiforme, il doit manifester le désir de savoir. La Vérité est inconnaissable mais le Graal guérit.
Le juge a une vocation qui dépasse l'égoïsme, qui demande de se pencher sur les autres par amour. C'est une vocation parmi d'autres, à laquelle on tend ou non. Ainsi Lancelot se voit exclu de la Quête du Graal car il ne peut avoir accès à cette sagesse : il ne sera jamais convié à assister aux mystères du Graal. La raison en est simple : son Graal, à lui, est Guenièvre (Comme le disent Jean Markale et Jacques Boullenger). C'est une raison louable, mais ce n'est pas celle du juge.
Nous l'avons vu, l'office du juge est de rétablir l'équilibre supposé par sa vocation de chevalier et sa recherche spirituelle du Graal. C'est un ouvrage d'amour, tendant vers l'équilibre retrouvé. Le chevalier qui trouve le Graal doit poser la bonne question au Roi-Pécheur, de chercher à savoir quelle est la peine qui afflige celui-ci. C'est ce que fait le juge... Sans plaignant, il n'y aurait pas de juge....
Le juge relève l'homme, mais il a enfin pour but de racheter l'injustice. A ce titre le thème du prix du sang est prépondérant dans la Quête: le Graal est intimement lié au sang du Christ versé pour son sacrifice par les hommes. On peut considérer cela comme le préjudice. Or la redécouverte de la Coupe qui a permis de recueillir son sang peut permettre de racheter la mort du Christ. Balin frappe le Roi-Pécheur avec la même lance que celle de Longinus, celle dont le sang perle perpétuellement. Chrétien de Troyes, ne décrit pas le Graal mais sous-entend l'idée du rachat par le sang. La pucelle qui accompagne Perceval se saignera ainsi jusqu'à la mort pour soigner la châtelaine victime d'une maladie horrible. Von Eschenbach fait pire et décrit un Perceval exécutant les chevaliers défenseurs du château en leur coupant la tête. Le sacrifice de ceux qui voulaient se racheter est accompli; le bourreau s'est mis au rang de la victime et l'équilibre est rétabli. Le rachat passe aussi par la punition.


La découverte du Graal n'empêchera pas la chute du Royaume d'Arthur, car la graine du mal n'aura pas pu être déplantée. C'est le message du Graal: la perfection est inaccessible et demande d'autres Quêtes. Toutefois la recherche à laquelle se livre le Chevalier ou le juge est en soi un trésor qui vaut peut-être plus que le Graal lui-même.
Plus encore que deux théories succ
sives et se complétant, l'évolution de la chevalerie par le Graal est l'adjonction des deux facettes d'une même réalité juridique. Car: le christianisme n'apporte rien de nouveau. Il complète par l'esprit ce que les Celtes ont remarqué dans la Nature, ou ce qu'ils ont oublié d'y remarquer. Ainsi le principe de fidélité des animaux quand la nécessité de reproduction ne prend pas le dessus. Le message du Graal est déjà dans la Nature, quand celle ci est animée par la main de Dieu. Le pourquoi de la Nature, comme du droit, est dans le Graal.
ASPECT PRATIQUE du droit inspiré par la chevalerie: s'inscrivant dans une philosophie du droit, il prône l'observation des lois naturelles et la compréhension de ces lois. C'est peut-être une des formes de droit les plus rationnelles que l'on puisse imaginer. La Nature contient en elle-même des lois morales qui n'ont pas besoin de théologie. Ce sont des lois dont l'efficacité est garantie car elles participent à la constance de la nature, seule entité en laquelle on peut réellement avoir confiance (elle nous nourrit.)
Maintenant que notre droit moderne est réalisé matériellement, il serait peut-être temps de lui donner un sens, une cohérence. Un Graal.
On pourra me rétorquer que l'âge de la chevalerie est passé. Non, pas son esprit ! S'il y en a ici qui se sentent des affinités avec la chevalerie, il n'est pas trop tard pour retenir l'essentiel de l'esprit chevaleresque: fraternité, justice, bonne foi.