Le britannique
Aleister Crowley (1875-1947) est certes plus connu pour son uvre de
rénovation de la tradition magique occidentale que pour ses poèmes... C'est
oublier que ses premiers pas dans l'invisible furent guidés par Orphée,
et qu'il fit paraître ses "uvres Poétiques Complètes" alors
qu'il n'avait que trente ans ! Influencé par Shelley, Keats, Baudelaire
- dont il traduira en anglais les "Petits Poèmes en Prose" -,
il rencontre au tout début du siècle, lors de ses pérégrinations parisiennes,
Auguste Rodin, avec qui il se noue d'amitié sur-le-champ, amitié dont résultera
ce "Rodin in Rime" (titre que je décide de traduire par "Le
Dit de Rodin, afin de conserver l'allitération) ; recueil de poésies symbolistes
qui nous fait découvrir un autre Crowley que celui communément encensé ou
décrié, un être sensible qui sait qu'être mage, c'est avant tout être barde...
Mais laissons-lui la parole...
Philippe Pissier.
"Mais, par bonheur, j'arrivai à Paris à un moment sans
égal dans l'histoire de la France ; Rodin était attaqué pour sa statue de
Balzac. Je fus présenté à Rodin et tombai immédiatement amoureux de ce vieil
homme majestueux et de son uvre colossale. Je persiste à penser que
son Balzac est la chose la plus intéressante et la plus importante qu'il
créa. C'était une nouvelle idée dans la sculpture. Il y eut, avant Rodin,
certaines tentatives visant à transmettre la vérité spirituelle par des
méthodes plastiques; mais elles furent toujours limitées par l'obligation
présupposée de "représenter" ce que les gens nomment "la
nature". L'âme devait être servante de lil. On ne pouvait
suggérer les relations d'un grand homme avec l'univers qu'en entourant son
portrait plus ou moins photographique de ce qui constituait luvre
de sa vie. Nelson fut peint avec une longue-vue sous le bras et un arrière-plan
de trois-ponts ; Wren avec un compas en face de Saint-Paul.
"Rodin m'expliqua comment
il avait conçu son Balzac. Il avait réuni tous les documents disponibles
; lesquels l'avaient réduit au désespoir. (Laissez-moi vous dire que Rodin
n'était pas un homme, mais un dieu. Il ne possédait aucun intellect au véritable
sens du mot ; le sien était virilité tellement surabondante qu'elle s'épanchait
perpétuellement dans la création de nouvelles visions. Assez naïvement,
je le fréquentais afin de puiser à la source des informations de première
main sur l'art. Je n'ai jamais rencontré quelqu'un - blanc, noir, brun,
jaune, rose ou moucheté de bleu - qui soit si complètement ignorant au sujet
de l'art qu'Auguste Rodin ! Au mieux de sa forme, il aurait balbutié que
la nature est la grande enseignante ou quelque autre platitude également
puérile. Les livres sur l'art à lui attribués sont évidemment des compilations
de journalistes.)
Il fut saisi d'une sorte de rage destructrice et abandonna son programme
lamentablement pédantesque. Habité par la sublime synthèse de toutes les
données qui avaient échoué à laisser une empreinte concrète dans son esprit,
il se mit à luvre et engendra le Balzac que l'on sait. Celui-ci
n'a donc aucun rapport avec les incidents ayant pu survenir, à telle ou
telle époque, à l'apparence personnelle de Balzac. Ce ne sont que des voiles.
Shakespeare aurait toujours été Shakespeare si on l'avait défiguré au vitriol.
Le véritable Balzac est l'auteur de la Comédie Humaine : et Rodin
a entrepris de suggérer cette abstraction spirituelle par l'entremise de
la forme.
La plupart des gens ne réalisent pas le pouvoir que possède le génie de
comprendre l'essence d'un sujet sans avoir besoin de l'étudier laborieusement.
Le maître d'un art est à l'aise dans n'importe quel autre, sans avoir nécessairement
pratiqué ou étudié ses détails techniques. Je me souviens de cette scène
dans l'atelier de Rodin, scène que je décris dans un sonnet. Un esprit brillant
avait amené son violon et nous étions tous ensorcelés. Tout à coup, Rodin
sourit et agita sa main en direction de "Pan et Syrinx". Je suivis
le geste : les mesures qui venaient d'être jouées étaient identiques à la
courbe de la mâchoire de la fille. La capacité à percevoir pareilles identités
d'essence par-delà les différences de manifestation matérielle est l'immanquable
gage de la maîtrise. Celui qui comprend (il ne suffit pas de connaître)
un sujet comprendra n'importe quel autre, qu'il le connaisse ou non. Supposons
qu'aient été également présents un grand jardinier, un grand géologue et
un grand mathématicien. Auraient-ils échoué à comprendre et approuver ce
signe de Rodin, je me serais refusé à les tenir pour de vrais maîtres, même
dans leurs propres domaines. Car, et c'est à mon sens un test infaillible,
le maître d'un art ou d'une science devrait reconnaître intuitivement (Neschamiquement)
la vérité silencieuse, une et indivisible, derrière toutes les diversités
d'expression.
"L'expérience m'a enseigné que tout homme bien instruit dans un domaine,
mais qui n'en possède pas une compréhension suffisante pour accéder à la
maîtrise que j'ai décrite, éprouvera une profonde aversion envers cette
doctrine. Elle minimise la dignité de ses laborieuses études et l'accuse
pour finir de n'avoir que des acquis de nature inférieure. La plus sophistiquée
des victimes peut usuellement s'ériger une protection apparemment non-émotionnelle
sous forme d'un scepticisme dont l'absurdité opiniâtre est évidente pour
un observateur extérieur, mais que la victime perçoit comme une simple défense
de ce qu'elle estime être vrai. Ce type d'auto-protection freudienne du
moi est souvent entièrement à l'épreuve de la colère, même lorsqu'on accuse
sans détours l'orgueil intellectuel et la jalousie. Elle compte sur la capacité
de l'esprit à confondre, lorsqu'il est aux abois, l'essence d'un sujet avec
ses aléas. Rien si ce n'est une très pure aspiration à la vérité - et l'expérience
( souvent humiliante ) de pareilles réactions - ne prévaut contre ce genre
donné de servitude.
BALZAC
Giant, with iron secrecies
ennighted,
Cloaked, Balzac stands and sees. Immense disdain,
Eg-yptian silence, mastery of pain,
Gargantuan laughter, shake or still the ignited
Stature of the Master, vivid. Far, affrighted,
The stunned air shudders on the skin. In vain
The Master of La Comédie Humaine
Shadows the deep-set eyes, genius-lighted.
Epithalamia, birth songs, epitaphs,
Are written in the mystery of his lips.
Sad wisdom, scornful shame, grand agony
In the coffin folds of the cloak, scarred mountains, lie,
And pity hides i' th' heart. Grim knowledge grips
The essential manhood. Balzac stands, and laughs.
Le résultat
fut que Rodin m'invita à venir à Meudon et à y séjourner en sa compagnie.
L'idée était que je livre une interprétation poétique de tous ses
chefs-d'oeuvre. J'écrivis un certain nombre de poèmes, lesquels
je publiai à l'époque dans le Weekly Critical Review, un effort
pour établir une entente cordiale artistique. L'ensemble constitue
mon Rodin in Rime. Ce livre est illustré par sept des dix lithographies
réalisées à partir d'esquisses que Rodin m'offrit à cette fin .
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"The Confessions of Aleister Crowley ,
chap. 42, pp. 338-340, Arkana, 1989.
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